L’élue avait pris des arrêtés pour interdire les expulsions locatives sur la commune de Vénissieux. Le Préfet du Rhône avait saisi le Tribunal administratif et demandé la suspension de ces 3 arrêtés.
Intervention de Michèle PICARD prononcée lors de l’Audience au tribunal administratif de Lyon ce mardi 10 mai 2016.
Monsieur le Président,
87 % des Français se disent inquiets sur l’avenir de leurs enfants. Six enfants sur dix ont peur de devenir pauvres un jour.
Les chiffres publiés par le Baromètre IPSOS / SPF en 2015, ne laissent
place à aucune équivoque, la pauvreté est, aujourd’hui, la première peur
des Français.
Source d’inquiétude pour les uns, confrontation à une réalité
dramatique et insupportable pour les autres, les chiffres sont
implacables. 8,5 millions de nos concitoyens vivent en-dessous du seuil de pauvreté et 31 000 enfants n’ont pas de toit.
Face à une crise qui perdure et s’amplifie, à un taux de chômage qui
explose, la précarité se durcit et s’enracine dans notre pays. Des
hommes, des femmes, des familles toujours plus nombreuses, n’ont plus
accès aux droits fondamentaux et vitaux inscrits dans notre
Constitution. Ce sont des personnes confrontées à des logiques de survie
quotidiennes, obligées, pour ceux qui le peuvent encore, à faire des
choix cornéliens comme celui de se nourrir ou se loger, de se soigner ou
se chauffer.
Vénissieux, ville populaire, n’échappe pas à cette situation. Selon les derniers chiffres connus, 31 % de la population vénissiane vit en dessous du seuil de pauvreté.
C’est plus du double de la moyenne nationale. En un an, le nombre de
demandeurs d’emplois a augmenté de près de 10 % sur la ville, contre 7%
en Rhône-Alpes. En 2015, 13 054 personnes ont sollicité le service
social de la ville, toutes demandes confondues. Parmi elles, 458
familles étaient en situation d’impayés de loyer. Sur l’année entière,
361 foyers ont subi une coupure d’électricité. Le travail social
important des différents partenaires a permis d’éviter 377 coupures.
La crise du logement atteint une ampleur et une intensité inégalée depuis des décennies. Près de 15 millions de personnes sont touchées.
3,8 millions vivent dans des conditions d’habitation précaires et
141 500 sont sans domicile fixe. Un chiffre qui a plus que doublé en 11
ans.
Face à l’insuffisance criante de places en hébergement d’urgence et
l’impossibilité pour les équipes du 115 de répondre à l’urgence, la
Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion
sociale (FNARS) lance un cri de colère. En octobre 2015, pas moins de 71
% des demandes sont restées sans réponses. Un taux de non attribution
qui dépasse les 80 % dans le Rhône. Le plan triennal de réduction des
nuitées hôtelières n’arrange rien. En un an, leur nombre a diminué de 30
%, sans qu’aucune proposition alternative ne soit envisagée.
Cette situation est aberrante, alors que le droit à l’hébergement
d’urgence pour les sans-abri, a été reconnu comme liberté fondamentale
par le Conseil d’Etat en 2012.
Dans le même temps, les expulsions locatives ne cessent d’augmenter.
On dénombre chaque année plus de 150 000 ménages qui sont assignés en
justice pour impayés de loyer. En 15 ans, les expulsions avec concours
de la force publique ont doublé.
En 2015 à Vénissieux, 271 assignations au tribunal ont été
effectuées, soit une augmentation de 54,8 % par rapport à 2014. Avec 113
demandes de concours à la force publique, on enregistre une hausse de
15 % en un an. Quant aux 71 programmations inscrites, grâce au travail
de fond réalisé par les services de la ville, les bailleurs et les
acteurs sociaux, on constate une baisse de 8 % par rapport à l’année
2014. La création d’une CCAPEX locale a permis de consolider cette
logique de prévention puisque l’an dernier, 88 situations ont pu être
traitées.
28 familles partent avant l’expulsion, par peur ou par pression. Ce
chiffre est en augmentation de 12 % par rapport à 2014. Sur le
territoire communal, 24 expulsions ont été effectuées avec le concours
de la force publique soit une hausse de 14 % en 1 an.
Cette année, 39 expulsions locatives sont programmées. Le travail social se poursuit, pour trouver des solutions permettant de suspendre les procédures.
Mais derrière les chiffres, des hommes, des femmes et des familles sont en situation de détresse permanente.
Ils rencontrent un quotidien fait d’humiliation et de doutes, de colère
et de renoncement, de souffrances et de peur. C’est une angoisse
permanente.
En tant que maire, je refuse cette fatalité. L’exclusion
sociale est intolérable ! Quand les pouvoirs publics se donneront ils
les moyens d’agir ?
Dans son rapport 2015, la Fondation Abbé Pierre dénonce l’échec des politiques menées depuis 26 ans, contre le mal logement.
Des dispositifs sont à bout de souffle, comme le Fonds de Solidarité Logements (FSL), institué par la loi Besson en 1990,
pour lutter contre les impayés et maintenir les familles en place. Car,
face à la crise, même combinés à d’autres dispositifs locaux ou
nationaux, les FSL ne suffisent plus à répondre à la hausse des demandes
de soutien financier. En 4 ans, le nombre de ménages aidés a augmenté
de près de 30 %.
Par ailleurs, la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (SRU) de 1998 n’est toujours pas respectée. En 2015, 1 115 communes soumises à la loi, n’ont pas atteint leur objectif.
La loi Droit Au Logement Opposable (DALO) de 2007
est quant à elle, fortement mise à mal. Si le nombre de recours a
fortement progressé, les décisions favorables des commissions de
médiation baissent. Elles sont passées de 45 % en 2008 à 29 % en 2015
alors même que les critères n’ont pas changés. Dans son rapport 2016, le
comité de suivi DALO a constaté de nombreuses décisions ne respectant
pas les critères de reconnaissance fixés par la loi. Des décisions
prises, de plus en plus au regard de l’offre de logements disponibles,
au détriment de la situation des personnes. Les mesures concernant la
prévention des expulsions restent encore aujourd’hui insuffisantes avec
un fonctionnement des CCAPEX très disparate selon les territoires.
L’Etat n’assume plus ses responsabilités et se met hors la loi. En 2015
près de 60 000 ménages étaient toujours en attente de relogement. Pire,
31 foyers reconnus au titre du DALO ont été expulsés en toute
illégalité. Depuis 2008, l’Etat a été condamné plus de 25 000 fois pour
ne pas avoir relogé des personnes reconnues au titre du DALO. Le 9 avril
2015, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a, pour la première
fois, condamné la France pour manquement à ses obligations.
La loi BROTTES de 2013 n’est toujours pas respectée.
Malgré le principe d’interdiction des coupures d’eau tout au long de
l’année, prévu par la loi et confirmé, le 29 mai dernier, par décision
du Conseil Constitutionnel, certains distributeurs d’eau détournent la
législation à l’exemple de Veolia, de la Saur ou de la Lyonnaise des
Eaux, condamnées à plusieurs reprises pour réduction illégale de débit.
Je rappelle que l’objectif de la loi, qui prévoyait d’étendre les tarifs
sociaux pour le gaz et l’électricité à 4 millions de foyers, est loin
d’être atteint : en 2013, seulement 1,6 millions de ménages ont pu en
bénéficier.
Une nouvelle loi dite loi de transition énergétique de 2015
devrait instaurer un chèque énergie pour permettre aux ménages de payer
une partie de leurs factures. A ce jour, ce dispositif ne bénéficie pas
encore de décret d’application.
La loi ALUR de 2014 se retrouve vidée de toute
substance. En effet, en 2015 seulement 14 décrets d’application sur 80
ont été publiés. La Garantie Universelle Locative (GUL), mesure phare de
la loi, permettant de protéger bailleurs et locataires contre les
impayés de loyers et prévenir efficacement les expulsions locatives, a
été abandonnée par l’Etat en raison de son coût jugé trop élevé. La mise
en place début 2016, du Visa pour le logement et l’emploi (VISALE),
reste insuffisante. Destiné à faciliter l’accès des salariés au parc
locatif privé, ce nouveau dispositif ne couvrira plus les chômeurs et
les inactifs.
Parallèlement, l’Etat met à mal le logement social.
Il s’était engagé à construire 500 000 logements par an dont 150 000
logements sociaux. En 2015, seulement 109 000 logements sociaux ont été
financés et à peine plus de 700 logements très sociaux ont été
programmés sur les 3 000 annoncés. Des menaces planent sur les APL. Le
1% logement est remis en cause (0,45 % aujourd’hui). Les aides à la
pierre ont été divisées par deux.
Au travers de mes arrêtés, je veux démontrer que l’action publique est inadaptée face à l’urgence sociale.
L’expulsion coûte cher à la société sans rien régler sur le fond.
Selon le rapport d’évaluation de la prévention des expulsions locatives,
plus de 5 200 emplois équivalents temps plein et plus de 900 millions
d’euros sont consacrés, chaque année, à la prévention et aux contentieux
des expulsions. Auxquels il convient d’ajouter les emplois et dépenses
assumées par les villes, les CCAS et les associations.
Ces arrêtés, c’est pour dénoncer ces pratiques indignes et
inhumaines car l’expulsion ne fait que rajouter de la misère à la
misère.
Pour éviter les situations qui peuvent dégénérer – J’en veux pour
exemple cette femme qui a menacé de se jeter de son balcon devant
l’huissier chargé de l’expulser de son logement, le 12 mai 2015 à Agen.
Pour prévenir les accidents dus à l’utilisation de moyens de substitution de chauffage et d’électricité.
Rappelons que l’an dernier, le juge a estimé qu’un maire pouvait
faire usage de ses pouvoirs de police générale, concernant les risques
encourus suite aux coupures d’énergies, si les risques étaient avérés.
Le jugement 2015 énonce : «qu’ aucune disposition législative ou
réglementaire n’interdit au Maire d’intervenir sur le fondement de ses
pouvoirs de police générale, pour interdire les coupures d’électricité,
d’eau et de gaz ». Mais il appartient au maire de démontrer qu’il existe
un risque certain et précis d’atteinte à la sécurité publique.
Je ne comprends pas… Régulièrement je prends des arrêtés pour éviter
les situations dangereuses (Exemples : contre l’utilisation des
barbecues dans l’espace public, contre les pétards…) pourtant le risque
reste une probabilité, et c’est la définition même du risque. A l’heure
où 11 millions de personnes sont victimes de précarité énergétique,
ignorer le recours à des moyens de substitution de chauffage ou
d’électricité serait irresponsable et dangereux.
Je rappellerai certains événements dramatiques de ces dernières années.
- Mai 2011 : Un homme de 59 ans meurt dans l’incendie de sa caravane à Vienne suite à l’explosion d’une bouteille de gaz.
- Novembre 2011 : Un homme de 54 ans, meurt carbonisé dans l’incendie de son appartement. L’origine du sinistre : une bougie mal éteinte. L’électricité lui avait été coupée, quelques heures auparavant.
- Septembre 2012 : 2 personnes décèdent et 16 autres sont blessées dans l’incendie d’un immeuble insalubre à Saint–Denis. Le maire dénonçait déjà 30 décès, ces 10 dernières années, à cause de l’habitat indigne, dans des incendies ou des effondrements.
- Janvier 2016 en Haute Savoie : un couple est retrouvé mort intoxiqué au monoxyde de carbone, suite à l’utilisation d’un chauffage défectueux dans le camion qui lui servait de domicile.
Que faut-il de plus pour démontrer qu’un risque réel existe ? Quand
les pouvoirs publics se rendront-ils compte que chaque coupure
d’énergie peut conduire à mettre sa vie en danger et celle d’autrui ? Quand
prendront-ils conscience que l’expulsion locative plonge dans une
détresse humaine intolérable qui peut se terminer par un drame. Pour ma part, jamais je n’oublierai le suicide de cette septuagénaire vénissiane, en 2013, au matin de son expulsion.
Le maire que je suis a le devoir et la responsabilité d’assurer
l’ordre public, d’éviter les risques, de veiller à la sécurité et à la
dignité de ses concitoyens. C’est le sens de mes arrêtés qui n’ont pas
pour objectif de disconvenir à la loi, mais, au contraire, d’en assurer
son plus strict respect, respect de notre Constitution qui porte les
fondements de notre société et dont l’Etat est le garant, respect de la
dignité humaine, du droit inaliénable de chaque individu à accéder à un
emploi, un logement, à la santé…
Ces arrêtés portent cette volonté de faire jurisprudence, dans le respect des lois.
Parce que le droit doit s’adapter à l’évolution de notre société. Parce
ce que sa finalité est avant tout de protéger la population. Face à
l’urgence sociale, l’Etat doit assumer ses responsabilités et être un
véritable partenaire des collectivités pour trouver des solutions justes
et humaines.
Refusons l’insoutenable et l’inhumanité dans notre société.
Il m’appartenait de prouver les risques. C’est ce que je viens de
faire au travers de mon argumentaire qui se base sur une réalité et des
situations dramatiques, où les risques sont plus qu’avérés, entraînant
parfois la mort.
Oui l’exclusion tue ! Le « Collectif des morts de la
rue », nous rappelle, chaque année, que des centaines de sans-abris
meurent dans des conditions parfois effroyables. Des décès que notre
société veut oublier. Mais derrière « ces morts de la rue », ce sont des
vies, des histoires, un vécu, des identités :
- Francesca, 2 mois ½, décédée le 1er janvier 2015 à Lille
- Antony, 19 ans, décédé le 4 mars à Toulouse
- Joanna, 31 ans, décédée le 12 mai à Strasbourg
- Patrick, 61 ans, décédé le 2 avril à Lyon
- Marta, 93 ans, décédée le 6 août à Nanterre
- Franck, 47 ans, décédé le 13 septembre à Lyon
- Alexandra, 5 ans, décédée le 2 juin à Bagnolet
Je pourrais continuer ainsi, pendant une heure, à citer ces 485 victimes, mortes, en 2015, au pays des Droits de l’Homme, dans l’indifférence quasi générale.
Merci de votre écoute.
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