vendredi 12 février 2016

Lyon 1869 : La grève des ouvrières ovalistes

Suite à l'article publié sur ce blog le 09 février portant sur le 50ème anniversaire de la grève des femmes de la Fabrique Nationale à Herstal en Belgique (1966), une camarade a fait remarquer, à juste titre, que d'autres grèves de femmes, antérieures à 1966, avaient eu lieu sur les mêmes revendications générales "à travail égal, salaire égal", et notamment en 1869 à Lyon par les ovalistes ("ouvrières qui mettaient en canettes les fils de soie du cocon"). L'occasion, ici, de revenir sur cet évènement.

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Depuis 1852, la ville de Lyon n’a plus de maire ni de conseil municipal. Elle est administrée par le préfet du Rhône et une commission municipale nommés par l’empereur. Cependant, l’influence républicaine est forte. Au Corps législatif, depuis 1852, le docteur Louis Hénon, républicain modéré fait partie des cinq «opposants officiels à l’Empire ». 

Les élections législatives de 1869 marquent un glissement sensible vers la gauche de l’électorat populaire. Les radicaux, Raspail et Bancel, sont élus à la place des modérés Jules Favre et Louis Hénon. Lors de ces élections, en l’absence de candidats de l’Internationale, la classe ouvrière donne ses voix aux républicains radicaux opposés à l’Empire. 

Pendant la première moitié du siècle, les ouvriers, pour défendre leurs intérêts, s’unissent dans des sociétés coopératives et mutualistes fortement influencées par Proudhon. En 1866, cent cinquante à deux cents ouvriers s’affilient à l’Internationale créée à Londres en 1864. L’année suivante, 22 groupes de quartiers rassemblent 500 adhérents. 

En 1869, après les élections législatives, des grèves éclatent dans une vingtaine de corporations ouvrières contre les bas salaires et les longues journées de travail dans des ateliers insalubres. L’Internationale appuie ces luttes et aide à leur organisation. La lutte la plus emblématique est la grèves des ovalistes (ouvrières qui dévident les cocons de soie) durant l’été 1869. Le mouvement dure deux mois et est couronné de succès : les salaires sont augmentés et la journée de travail diminuée d’une heure. Les ovalistes sont 2 000 à adhérer collectivement à l’Internationale devenue une large fédération de chambres syndicales et corporatives, rassemblant des milliers d’adhérents.

Source : http://www.commune1871.org/?Lyon-ville-ouvriere-rebelle


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«Lyon, le 21 juin 1869
A Monsieur le Sénateur Préfet du Département du Rhône
Monsieur le Sénateur,
Les Dames et Demoiselles ouvrières ovalistes désignées ci-dessous, ont l'honneur de vous exposer qu'elles ne gagnent que 1 f 40 c par jour. Voilà longtemps qu'elles souffrent n'ayant qu'une aussi minime journée, il serait temps d'y mettre un terme et de leur faire accorder une petite augmentation, vu qu'on les fait travailler depuis cinq heures du matin à sept heures du soir, ce qui est très pénible pour une femme.
A cet effet, elles viennent solliciter des bontés de Monsieur le Sénateur d'avoir la bienveillance de leur faire accorder une augmentation en fixant la journée de chaque ouvrière à deux francs et une heure de travail en moins, autrement toutes les dénommées ci-dessous se verront forcées de cesser leur travail à leur grand regret, vu qu'il leur est impossible de pouvoir vivre et s'entretenir en gagnant aussi peu, il y en a au moins la moitié qui n'ont pas de santé et sont souvent malades par rapport à la nourriture grossière qu'elles sont obligées de manger afin de pouvoir se suffire avec le peu qu'elles gagnent.
Elles ont toutes recours à vous, Monsieur le Sénateur, pour que vous ayez la bienveillance de leur accorder
votre appui et votre autorité pour leur faire avoir l'augmentation qu'elles demandent.
De ce bienfait, elles vous en auront une éternelle reconnaissance et elles sont,
Avec le plus profond respect,
Vos très humbles et très dévouées servantes et administrées
Suivent les noms des réclamantes ...»

Les 255 noms inscrits à la suite de cette pétition attestent le début de la «Grève des Ovalistes», un mouvement initié à Lyon en 1869 par des femmes pour des femmes, et qui jette dans la lutte près de 2000 ouvrières. 

Cette histoire passionnante nous est contée dans «La grève des ovalistes», un livre de Claire AUZIAS et Annik HOUEL (1)

Qui étaient les ovalistes ?

En Rhône-Alpes à la fin du 19e siècle, plusieurs milliers d'ouvrières et d'ouvriers travaillent au moulinage de la soie, une opération qui suit la filature et prépare le fil pour le tissage.

L'art d'ovaler fut inventé par des fabricants de Lyon et de Nîmes. Cette technique de moulinage vise à obtenir par plusieurs torsions un fil plus solide, plus brillant. L'ovale est la pièce motrice centrale du moulin que surveille l'ouvrière ovaliste.

La soie ovalée, qui se compose de 8, 12 ou 16 brins de soie grège, résulte d'un moulinage perfectionné. C'est une technique prisée pour son apport économique, parce que l'ovaliste en fait «autant que 16 selon l'ancienne méthode».

Environ 150 ateliers de moulinage sont installés à la Croix-Rousse mais aussi dans les quartiers de la Guillotière, des Brotteaux, de la Part-Dieu et Charpennes ...

Comment vivaient et travaillaient les ovalistes ?

Les ovalistes sont surtout des femmes. Elles gagnent de 9 à 13 francs par semaine (un homme est payé entre 15 et 20 francs pour le même travail !).

La plupart sont logées par le patron, de manière misérable et sans hygiène. Celui-ci fournit également «le feu» (combustible de chauffage), et parfois, pourvoit à une soupe claire qui donnera lieu à l'expression populaire «soupe d'ovaliste» pour désigner un maigre repas ... Encore le patron déduit-il deux tiers de la paye pour ces libéralités !

Être logée par le patron équivaut pour l’ouvrière à un contrôle total sur sa vie : si on perd son emploi, on perd en même temps son logement ...

Chronologie d’une grève

Le 17 juin 1869, la revendication débute dans quelques ateliers. Le 21, la pétition reproduite page 2 est adressée au Préfet. Jusqu'au 29 juillet se succèdent déclarations, réunions syndicales, rassemblements de rue, manifestations … Une réunion d'adhésion à l'A.I.T. (Association Internationale des Travailleurs) rassemblera près de 900 personnes. L'ensemble du mouvement est à l'initiative des femmes.

Tout au long du mois, les patrons jettent à la rue les ovalistes en grève … Celles-ci campent dehors avec leurs malles, sont hébergées par la solidarité du quartier, des collègues, voisins ...Heureusement, le temps devait être clément en ce début d'été !

Les patrons recourent à «l'importation» d'ouvrières italiennes qui n'oseront pas faire grève. Amenées de leurs villages, les Italiennes, en proie à la misère et isolées, acceptent des conditions de travail encore plus dures que leurs collègues françaises. Leur emploi vise d'habitude à faire baisser les tarifs, mais aussi, en ce mois de juin, à casser la grève ! Certaines se montreront pourtant solidaires et rejoindront le mouvement.

Solidarités syndicales et politiques …

L'Association Internationale des Travailleurs (l’AIT), à qui la grève des ovalistes a valu de nombreuses adhésions, se montrera malgré tout un peu tiède envers le mouvement (2). Plus tard, pour faire la preuve de son ouverture aux femmes, l'A.I.T. essaiera de récupérer une des leaders ovalistes, Philomène (ou Rosalie) Rozan.

Marx, dans le rapport des activités de l'A.I.T. (3), écrit :

«A Lyon ce n'était pas l'Internationale qui jeta les ouvriers dans la grève, mais la grève qui les jeta dans l'Internationale (…) Peu après le massacre de La Ricamarie, la danse des révoltes économiques était ouverte à Lyon par les ovalistes, la plupart des femmes. Elles s'adressèrent à l'Internationale qui, principalement par ses membres de France et de Suisse, les aidèrent à supporter la lutte (…) à Lyon comme auparavant à
Rouen les femmes jouèrent un noble et puissant rôle dans le mouvement (...)»
Procès-verbaux du Conseil Général de l'A.I.T. - tome 1868-1870

Femmes en mouvement

La Grève des Ovalistes est un mouvement spontané, organisé et mené par des femmes que rien n'y préparait, et qui feront preuve de solidarité, d'efficacité dans la revendication et les actions menées, jusqu'à mettre en difficulté le patronat de l'époque pendant un gros mois. Certaines le paieront de 2 à 3 semaines de
prison pour «atteinte à la liberté du travail», et les arrestations seront nombreuses sous les prétextes les plus farfelus, la grève étant aussi assimilée à la débauche !

Malheureusement, cette lutte exemplaire ne sera pas un succès total. Les femmes n'obtiendront pas l'augmentation demandée mais seulement la diminution de la journée de travail de 2 heures, et encore, pas dans tous les ateliers.

«La grève des ovalistes de Lyon mérite d'être célèbre. Deux mille femmes en grève durant un mois de l'été 1869, voilà déjà, en ces temps où la grève demeure un acte viril de producteurs à part entière, une manière d'événement. Qu'elles demandent en outre leur adhésion collective à l'Association Internationale des
Travailleurs – elles, si étrangères à l'association formelle – surprend plus encore et intrigue.(…)
Et il n'y aura pas d'héroïnes, dans cette histoire, écrasées toutes uniformément par ces grands hommes qui les prennent en main.
C'est ce voile jeté sur elles, sur les multiples réalités de leur vie, qui a suscité notre désir d'en soulever un coin.
Pas d'héroïnes, mais des femmes vivantes, en butte aux violences, aux sarcasmes de l'habituelle misogynie ; des femmes en colère.»

Michelle PERROT, préface

Notes
(1) La Grève des Ovalistes - Claire AUZIAS et Annik HOUEL – Payot, Paris, 1982 – ouvrage préfacé par Michelle PERROT (disponible à la Médiathèque de Vaise). Le document manuscrit de la pétition des
ovalistes est conservé aux Archives de Lyon
(2) «En 1864 est créée à Londres l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), un moment capital dans l’émergence d’un mouvement ouvrier organisé. Mais quelle place les femmes ont-elles eu au sein de ce mouvement ?
Même si on peut observer que les femmes se mobilisent dans les années de crise (1860-1870) au cours desquelles les grèves et les manifestations se multiplient, l’admission des femmes au sein de l’AIT est loin d’être une évidence et a suscité de nombreux débats au sein des instances avant que le conseil général de l’AIT ne recommande la fondation de sections féminines parmi les organisations ouvrières.»

Source :  http://www.static.lyon.fr/vdl/contenu/arrondissements/9ardt/actualites/2010/Journee_Femmes_2010.pdf


QUELQUES ARTICLES DE PRESSE DE 1869 TROUVES SUR GALLICA

 Le Temps 3 juillet 1869



Le Temps 5 juillet 1869




La Presse 6 juillet 1869
 
Le Temps 6 juillet 1869

Le Temps 9 juillet 1869



La Presse 10 juillet 1869

La Presse 11 juillet 1869

Le Temps 14 juillet 1869


Le Temps 22 juillet 1869


ET JUSTE POUR LE PLAISIR DE LIRE...PAUL LAFARGUE DANS L’HUMANITÉ DU 08 AVRIL 1907







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