mardi 12 janvier 2016

Notre démocratie est-elle assez forte pour résister aux néofascismes ? (L'Humanité.fr en débat)

http://www.humanite.fr/notre-democratie-est-elle-assez-forte-pour-resister-aux-neofascismes-591924
Après les attentats et le choc du score du FN
Mardi, 8 Décembre, 2015
L'Humanité


Par Michèle 
Riot-Sarcey, historienne, Patrice 
Cohen-Séat, président d’Espaces Marx, Pierre Musso, professeur à l’université de Rennes-II et Christian Laval, sociologue.


Faire face par Michèle 
Riot-Sarcey, historienne


Malgré la vanité de ce type de tribune sans effet sur le devenir de la démocratie et qui ne peut en aucun cas remplacer un débat général, ce peut-être, malgré tout, une occasion d’inciter à une réflexion collective publique en pratiquant une rupture avec toute forme de substitution de la parole citoyenne. Car, aujourd’hui, rien ne fonctionne normalement, c’est-à-dire démocratiquement : les États, l’État français en particulier, gouvernent à coups de force et d’interdits, au jour le jour, sans vue stratégique à long terme et en l’absence de toute consultation d’une population avide de comprendre et d’échanger afin de pouvoir, sinon imaginer demain, du moins tenter d’organiser une résistance aux dérives actuelles. Faire taire la rue, empêcher tout manifestation est précisément l’inverse de ce qu’il faudrait faire aujourd’hui. Plus que jamais, me semble-t-il, la responsabilité active de tous est nécessaire et doit être requise.

Mais comment changer une manière d’être soumise au diktat des lois de la mondialisation libérale, de gré ou contraint, en subissant la force des choses tout en assistant à l’enfouissement du principe espérance ? Comment éviter les récriminations, les désertions, les rancœurs, le repli sur soi, le vote en faveur de l’extrême droite, quand la seule expression démocratique à travers un suffrage ponctuel a été réduite à une délégation permanente de pouvoir aux professionnels, qui se contentent de gérer un système politique dont le pouvoir réel, aux mains de réseaux financiers tentaculaires, leur échappe. Comment ne pas voir l’impuissance actuelle de tous et de chacun ? Quand le droit ne s’est jamais concrétisé en véritable exercice d’un pouvoir réellement souverain. La liberté a perdu son sens d’origine, lequel fut acquis au cours des expériences démocratiques qui ont émergé dans le passé, malgré les obstacles. La démocratie est précisément l’expression de ce pouvoir qui n’a cessé d’être mis en cause en étant écarté ou étouffé. Aujourd’hui, la tradition de ces expériences a été ensevelie sous une pratique dogmatique qui s’est substituée, tout au long du XXe siècle, aux différents mouvements d’émancipation. Rien de visible ou d’accessible, plus aucune trace de ces expériences aujourd’hui ensevelies sous la faillite de ces pratiques. Comment réveiller cette liberté d’action ? Comment provoquer un sursaut et une mobilisation rapides afin de faire face aux catastrophes présentes ?

Pourtant, faire face aux dérives de tous ceux qui ont choisi la destruction des traces de vie et de civilisations passées en affrontant les peurs aux visages multiples des laissés-pour-compte de la loi du profit immédiat est l’actualité du moment. Faire face aux conséquences des migrations massives en organisant l’accueil des réfugiés digne d’une humanité en perte de repères, tout en répondant aux demandes de soutien de pays comme la Grèce, victime d’une absence de solidarité massive, suppose d’opposer une véritable alternative à l’enfermement de l’extrême droite, tout en luttant contre le nouveau totalitarisme éradicateur.

Comment répondre à ces catastrophes ? Si ce n’est par la mobilisation de toutes et de tous et par la prise de conscience de la gravité de la situation non seulement écologique, mais aussi politique et sociale. Rendre à chacun le pouvoir de penser ensemble et de débattre en commun est l’urgence du moment. La délégation de pouvoir aux professionnels du politique a vu ses limites dans la désertion des organisations traditionnelles. Aussi, pour être en mesure d’imaginer et de construire une riposte collective, rien ne peut remplacer la tenue d’un vaste débat qui ne serait que l’avant-courrière de la fondation d’une démocratie réelle. Quels que soient les obstacles ou les difficultés que représente une perspective aussi « utopique », il nous est impossible de les contourner. Alors pourquoi ne pas commencer par rassembler les plus déterminés, tous ceux qui aujourd’hui discutent dans des cercles restreints ? L’Humanité, associée à d’autres journaux, pourrait par exemple en prendre l’initiative, car les échanges, par réseaux sociaux interposés, ne peuvent suffire et ne remplacent en rien la confrontation collective et publique.

Une véritable alternative par Patrice 
Cohen-Séat, président d’Espaces Marx

Le néofascisme est un produit de la peur. Des peurs. Peur du chômage, de la précarité et de la pauvreté. Peur de la détérioration économique, de la mondialisation, de l’Union européenne. Peur des migrations, du terrorisme, de l’insécurité, du déclin. Peur écologique. Peur de l’avenir. Fondées ou non, toutes ces peurs se mêlent et envahissent la société. Elles poussent au repli sur soi, au nationalisme, à la haine de l’autre, aux solutions autoritaires. Dans toute l’Europe, la montée de l’extrême droite est ainsi directement liée à l’approfondissement d’une « crise » multiforme qui dure maintenant depuis quarante ans sans qu’aucune force politique ne paraisse capable d’y apporter de solutions. Il n’y a pas de « plafond de verre » à cette progression. Elle ne dépend que de celle de la désespérance sociale : plus la situation sera ressentie comme insupportable par les citoyens, plus ils seront nombreux à franchir le pas d’un vote qui peut leur paraître comme la seule solution à ne pas avoir été tentée, et qui, à leurs yeux, se donne au moins pour objectif de briser le « système » qu’ils rendent responsable de leur situation. Le vote d’extrême droite n’est donc ni un vote d’humeur ni un vote de seule protestation. C’est un choix déraisonnable, mais « raisonné ». D’une certaine façon, c’est le dernier stade « démocratique » – c’est encore un vote – d’une évolution qui conduit des citoyens vers le rejet pur et simple du système institutionnel et des valeurs républicaines. Faute d’une alternative de progrès humain, le champ politique se polarise ainsi de plus en plus entre un néolibéralisme discrédité et la solution en trompe l’œil du néofascisme. Confrontation d’autant plus dangereuse que la droite et la social-démocratie font le choix absurde et insensé de tenter de retenir leurs électeurs en reprenant et donc en cautionnant les thèmes de l’extrême droite. Après la stigmatisation de l’islam au nom de la laïcité, la réponse sécuritaire et belliciste aux attentats terroristes valide dans les faits l’idée que la réduction des libertés, l’autoritarisme et même la guerre seraient des choix nécessaires. Dans une telle situation, la seule invocation de la République ne fait plus sens et aggrave le face-à-face mortifère dans lequel le rejet du néolibéralisme fait grandir l’influence du néofascisme.

Le scénario catastrophe qui se profile ne peut être conjuré qu’en opposant l’espérance à la peur, ce qui suppose que les forces qui combattent le néolibéralisme parviennent enfin à porter ensemble durablement, et ainsi rendre crédible, une véritable alternative. Là est le problème. Sur le fond, elles partagent déjà beaucoup : la volonté de lier le social et l’écologique, la critique de la double domination du marché et de l’État, l’aspiration à développer le « commun », l’exigence de mettre fin au pouvoir absolu des actionnaires sur les entreprises, le choix d’une démocratie résolument citoyenne, le refus d’une Europe fondée sur la « concurrence libre et non faussée », etc. Mais tout cela demeure en l’état confus et inaudible, tant la compétition politique et la pression électorale poussent à mettre en avant ce qui les sépare et les oppose. Le danger est désormais trop pressant. Elles doivent inventer, jusqu’au niveau européen, la façon de se rassembler sur l’essentiel, tout en respectant leurs différences. Ainsi dégageront-elles les lignes de force et finalement le sens profond d’un projet d’émancipation humaine adapté à notre temps, capable à nouveau de faire rêver et de mobiliser. Ce n’est certainement pas facile. Et cela demande à chacune beaucoup de courage, de hauteur de vue et d’imagination politiques. Mais c’est aujourd’hui la condition urgente pour redonner un sens au combat démocratique.
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Résister, c’est agir pour de nouvelles solidarités par Pierre Musso, professeur à l’université de Rennes-II 

Pour fournir quelques éléments de réponse à cette question, il faut s’entendre sur les deux termes, démocratie et néofascisme. Tout d’abord, néofascisme. Si l’on prend le terme au sens strict, il s’agit des mouvements issus du fascisme italien, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, en 1946, fut créé le Mouvement social italien, qui deviendra, en 1995, un parti de droite classique, Alleanza Nazionale, après une opération dite de « défascisation ». Il s’alliera avec Berlusconi et la xénophobe Ligue du Nord pour accéder au pouvoir. Ladite « dédiabolisation » du FN est possiblement un copier-coller de la démarche d’Alleanza Nazionale visant une alliance avec d’autres composantes de la droite, afin d’accéder au pouvoir et favoriser un « césarisme régressif » (système autoritaire), comme le nommait Gramsci, pour gérer la crise économico-sociale.

On peut élargir la définition du néofascisme à de nombreux partis d’extrême droite européens, dont il faut souligner la très grande diversité. Ainsi, pourrait-on qualifier de « néofascistes » les partis qui tiennent des discours xénophobes, notamment sur « l’islamisation de l’Europe ». Ces partis se multiplient et se renforcent en Europe. Leur vision est animée par la pulsion identitaire qui sert à clôturer tout débat public pour le réduire à une opposition entre « eux » et « nous ». Cet enfermement identitaire se déclare « antisystème » ou « antimondialisation » pour mieux capter l’esprit de rébellion.

Enfin, si l’on retient comme essence du néofascisme contemporain la haine de l’autre, il faut y inclure tous ceux qui commettent des meurtres de masse comme à Paris. Pulsions identitaires et actions nihilistes se combinent, et ouvrent un cycle mortifère de destructions, animées par l’esprit de vengeance. Tout est alors réduit à la défense d’une « identité » ethnique ou religieuse, au nom de laquelle est conduite l’action violente pour éliminer l’autre.

Qu’en est-il du second terme, à savoir « la démocratie » ? Il s’agit d’un concept défini par son indétermination : s’agit-il du consensus, du pouvoir de la majorité, de la démocratie représentative, des partis ? La démocratie est surchargée de lieux communs, dont son opposition binaire au totalitarisme. Or le contenu de la démocratie est un objet de lutte pour promouvoir le débat, la délibération et la critique de la domination. La démocratie étendue ne peut être qu’une longue et permanente délibération ouverte et libre dans la société, intégrant toutes les formes de participation et de débat. Le propre du politique, c’est le conflit des arguments et non le consensus. Il faut encourager et renouveler le débat public, ce qui exige liberté, formation, information et tolérance.

S’entendre sur le sens des mots est fondamental : « On noue les bœufs par les cornes et les hommes par les mots », selon une vieille maxime des juristes. Le débat public ne peut être réduit à une confrontation entre démocratie et néofascisme, a fortiori entre « civilisés » et « barbares ». Ces simplismes risquent de conforter les combinaisons politiciennes : le regroupement gauche-droite au nom d’un « front républicain », ou celle de l’alliance des deux courants de droite, ce qui, dans les deux cas, renforcerait le danger césariste.

Depuis les années 1980 – la chute du Mur en fut le symbole –, il n’existe plus qu’un seul grand récit pour interpréter le monde, celui du néolibéralisme qui a amplifié le culte managérial de la performance et de la compétition économique. Ce paradigme voudrait que les « inefficaces » soient abandonnés, qu’il s’agisse d’individus, comme les démunis ou les réfugiés, ou d’États et de services publics garantissant les solidarités et le lien social. Résister, c’est donc agir pour de nouvelles solidarités et c’est penser à neuf l’altérité et la mondialisation comme un dialogue entre les cultures et les civilisations.
La force démocratique contre les monstres par Christian Laval, sociologue 

L’état d’urgence qui a très vite donné à l’administration policière des pouvoirs extraordinaires a eu des effets d’inhibition encore difficilement mesurables sur la population. Au lieu de permettre une « prise de parole » collective, le gouvernement a interdit toute mobilisation réelle, même sur des sujets n’ayant rien à voir avec le terrorisme, comme la COP 21. La société attaquée à travers sa jeunesse n’a pas eu le droit de s’exprimer, encore moins d’agir, elle a été réduite à la passivité. C’est, en somme, l’inverse de ce qui s’est passé en janvier 2015, et surtout en mars 2004 à Madrid, après les 200 morts de la gare d’Atocha. Le gouvernement ne fait qu’épouser la ligne autoritaire de l’extrême droite et de la droite extrême en faisant de l’État, et de l’État seul, réduit en réalité à son bras armé, le protecteur de la société en empêchant cette dernière de se mobiliser. Le gouvernement affaiblit encore un peu plus les ressorts démocratiques qui pourraient contrer ce qui est en train d’advenir et qu’il faut bien appeler par son nom : la guerre des identités. Se construisent en miroir dans nos sociétés des blocs identitaires, religieux, ethniques, nationalistes, en lutte à mort les uns contre les autres. La source n’en est pas mystérieuse. La déstabilisation de la société par les politiques néolibérales et la mondialisation capitaliste produisent des monstres complémentaires qui à leur tour menacent ce qui reste de force démocratique encore vivace dans nos sociétés.La démocratie libérale ne sera bientôt plus qu’un habillage désuet. L’état d’urgence, appelé à se métamorphoser en norme constitutionnelle, en accélère le déclin. Le néolibéralisme, promu par la droite et par le Parti socialiste, en mine tous les jours sa crédibilité résiduelle.

L’exemple de la Grèce le montre suffisamment. La force démocratique de la société s’est très largement exilée des institutions représentatives, qui ont perdu la confiance d’une large fraction de nos concitoyens. Mais elle existe. Ces dernières semaines, elle s’est manifestée là où des professeurs ont discuté avec leurs élèves et leurs étudiants, là où des maires ont organisé des réunions et permis des échanges entre des gens sous le choc. Elle s’est exprimée partout où se sont réunies spontanément des personnes sur les lieux des meurtres de masse. Mais elle est encore active dans les mouvements sociaux, dans les mobilisations écologistes qui voulaient manifester le 29 novembre, dans les services publics, dans les syndicats, les associations, les ONG. Elle existe partout où il y a désir de penser et d’agir en commun. Elle existe là où des citoyens réfléchissent à des alternatives, à Notre-Dame-des-Landes, par exemple. Elle existe aussi dans ces milliers de petites institutions qui se revendiquent du commun et reconstituent un tissu de solidarités locales et concrètes. Pas de certitude, donc, sur ce qui va arriver, mais des questions. La dérégulation, la déstabilisation, la désocialisation qui nourrissent ensemble l’extrême droite et le fondamentalisme religieux vont-elles se poursuivre encore longtemps ? Il semble bien que la vague qui propulse les forces politiques les plus dangereuses en Europe et en France ne va pas s’arrêter du jour au lendemain, surtout si rien ne vient freiner un néolibéralisme déchaîné. Mais la réponse de la société « d’en bas », si elle n’est pas entravée par une politique autoritaire « du haut », peut trouver dans les nouvelles pratiques politiques et économiques des bases pour une reconstruction des solidarités et des liens sociaux. Les formes nouvelles du fascisme n’ont pas encore totalement gagné.






















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