lundi 4 août 2014

Charles Silvestre. « Changer la société »

Ancien rédacteur en chef de l’Humanité, Charles Silvestre consacre sa retraite à Jaurès. Des conférences et deux ouvrages : « La passion du journaliste » et « La victoire de Jaurès ».

La Marseillaise. Vous avez publié des livres sur Jaurès et un des « concepts » clé est la clairvoyance. A l’heure où l’on célèbre le centenaire de l’assassinat, comment s’est déclinée cette clairvoyance sur le sujet de la guerre ?

Charles Silvestre. Il fonde l’Humanité en 1904 et durant dix années va utiliser ce journal pour combattre la guerre. Dès octobre 1904, on y traite de la guerre en Mandchourie, entre la Russie et le Japon. Une guerre atroce, la première de tranchées. Jaurès y perçoit les risques d’une guerre à l’échelle européenne. Plus tard, il sait déceler les dangers contenus dans les alliances, publiques ou cachées. Notamment dans le pacte entre la France et la Russie tsariste qui va générer d’autres alliances entre l’Allemagne et l’Autriche. A partir de là, deux blocs se mesurent et après l’attentat de Sarajevo, la diplomatie décline jusqu’à aboutir à des déclarations de guerre. L’Allemagne est la première mais les responsabilités sont partagées en amont dans ces pactes. Des analyses d’actualité qui apprennent à se méfier des affrontements entre deux blocs. Les citoyens devraient ainsi être vigilants à ce qu’on leur dit sur l’Ukraine où Otan et Ukraine se font face, mais aussi au Moyen-Orient.

La Marseillaise. Vous publiez La victoire de Jaurès pour parler de ce qui résonne encore aujourd’hui. Quelles sont selon vous les victoires qu’on lui doit ?

Charles Silvestre. La question sociale est centrale. Si Jaurès se bat contre la guerre, c’est parce qu’il vise une nouvelle société, un socialisme qui repose sur un critère central : l’association des travailleurs, pour se défendre mais aussi pour leurs droits. Des travailleurs capables de travailler et penser ensemble mais aussi de gérer le lieu de travail quand cela devient nécessaire. Il y a ici des moments clé. L’inauguration d’une usine de verrerie à Albi gérée par les ouvriers après les conflits ayant abouti à la fermeture de celle de Carmaux. Ou encore la première coopérative viticole de Maraussan : Jaurès fera les deux inaugurations. Cette idée, on la retrouve avec ce qu’ont fait les Fralib : Unilever veut fermer, les travailleurs s’organisent pour concevoir un autre type d’entreprise, avec des bases économiques efficaces et socialement motivantes. C’est pour moi un événement jaurésien qui souligne à quel point la question de la propriété est d’actualité. Peut-être même avec plus d’acuité car on voit bien que la propriété capitaliste, avec les fermetures, les délocalisations, est en crise. La question est posée en grand. Aux citoyens et aux salariés de s’en emparer pour trouver les formes qui leur conviennent.

La Marseillaise. Vous aviez aussi fait un livre sur Jaurès journaliste. Le journaliste a-t-il nourri l’homme politique et vice versa ?

Charles Silvestre. Jaurès entre en journalisme pour avoir été politique – républicain en l’occurrence. C’est ensuite comme journaliste qu’il se retrouve à Carmaux et éprouve un tel choc qu’il devient socialiste. Les aller-retour sont permanents. Le propre de Jaurès est de s’intéresser à tout. Se faisant, il s’informe sur tout et cherche à tout expliquer car c’est un grand pédagogue. La presse aujourd’hui en crise aurait quelque chose à tirer de l’analyse de l’expérience de Jaurès. Sachant qu’il a aussi montré un point essentiel selon moi : il n’y a pas d’un côté le journalisme social et de l’autre celui culturel. Les articles de Jaurès sur Rimbaud montrent qu’il s’est nourri de l’art de l’anticipation manifestée par le poète, de sa clairvoyance.

La Marseillaise. Si l’actualité atteste de cette clairvoyance jaurésienne ne souligne-t-elle pas aussi l’absence de clairvoyance actuelle ?

Charles Silvestre. On ne peut effectivement que mesurer à quel point les autorités élues actuelles manquent de clairvoyance. Ce qui s’est passé récemment sur le Proche-Orient en est un exemple qui fabrique de la violence. Au niveau social aussi, même si la violence qui en découle ne se cantonne pas à la France mais se décline partout en Europe. Jaurès interpellait Clémenceau : vous vous plaignez de la violence des ouvriers mais que faites-vous de la violence des conseils d’administration qui en huis-clos décident de fermetures d’usine, de salaires bas, de listes noires qui interdisent ensuite à des ouvriers de retrouver du travail ailleurs ? Sans réponse.

La Marseillaise. Jaurès c’est une haute conscience de la condition ouvrière. Mais ses combats peinent aussi à la changer. Pour exemple la retraite mise en place en 1910, qualifiée de retraite pour les morts à cause de la barre des 65 ans. Il faudra attendre 1982 pour les 60 ans. Cela dit-il quelque chose du combat politique et de ses limites ?

Charles Silvestre. Jaurès est un homme de la révolution sociale. Ses bases sont la révolution française et le triptyque liberté-égalité-fraternité. Mais il veut pousser la république jusqu’au bout, la décliner sur les lieux de travail. On dirait aujourd’hui que c’est un pragmatique. Certes, la loi sur les retraites n’a pas permis de baisser l’âge mais pour la première fois, la loi écrit le principe de retraite par solidarité, avec la participation de l’État et du patronat. C’est une amorce et c’est çà qui l’intéresse. Il ne veut pas en rester au seul verbe, aux discours, aux protestations. Il veut que cela s’engage et après se battre pour que cela avance. Depuis, les retraites ont connu des hauts et des bas. Et ce sera longtemps le cas car c’est un sujet de civilisation.

La Marseillaise. La question de l’héritage de Jaurès est récurrente dans la gauche post congrès de Tours. Mais quand Hollande sent le besoin de préciser que « Jaurès n’avait jamais gouverné » (cf dernier discours Carmaux) ne peut-on pas surtout y voir un renoncement ?

Charles Silvestre. Mais il a fait pire ! Dès février 2012, comme candidat, il dit que les grands hommes sont Ferry, Valdeck-Rousseau, Jaurès, Clémenceau… et précise que si Clémenceau n’a pas toujours fait les bons choix, il a été le plus « fécond ». Manuel Valls creuse le même sillon : poser Jaurès comme un utopiste, et préférer la référence à Clémenceau qui serait un réaliste. Pour moi, Jaurès a été bien plus réaliste : sur l’affaire Dreyfus, sur les mines de Carmaux, sur la violence coloniale, sur la violence que donnera la guerre mondiale. Clémenceau n’est pas un réaliste mais un jusqu’au-boutiste. Et vouloir cantonner Jaurès au rôle de sage alors qu’il a été une personne qui voulait changer la société mais sur des bases toujours démocratiques me semble grave et choquant.

Angélique Schaller (La Marseillaise, le 31 juillet 2014)

La victoire de Jaurès (2013, éditions Privat), La passion du journaliste (2010, éditions Le temps des cerises).

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