Franco Lo Piparo, spécialiste de la philosophie du langage publie « Les deux prisons de Gramsci » à propos des liens entre Gramsci et l'appareil communiste pendant son incarcération.
« Les deux prisons de Gramsci » revient sur un des aspects les plus polémiques de l'historiographie autour d'Antonio Gramsci
(1891-1937), fondateur du Parti communiste italien (PCI). Arrêté par le
pouvoir fasciste en 1926, son incarcération a-t-elle servi au PCI (d'où
le concept de deuxième prison) et à ses représentants à Moscou alors
que Staline asseyait son pouvoir et que Gramsci montrait des divergences
avec la politique soviétique ? Palmiro Togliatti, qui
lui a succédé à la tête du PCI, a-t-il joué un rôle et a-t-il
instrumentalisé Les Cahiers de prison de Gramsci qu'il a pourtant
contribué à faire connaître ? Franco Lo Piparo, spécialiste de la
philosophie du langage, donne sa version en lisant entre les lignes des
correspondances de Gramsci avec sa famille et ses camarades.
La Marseillaise. A quand remonte le débat sur la « deuxième prison » ? Cette interprétation existait-elle du vivant de Togliatti ?
Franco Lo Piparo. La perception selon laquelle
Gramsci était un étrange, si hétérodoxe et anticonformiste que certains
ne le considéraient pas communiste a toujours existé. Mussolini le
savait également et il a affirmé quelques mois après la mort de Gramsci
dans le journal « Il popolo d’Italia » qu’il était « mort
de maladie, pas du plomb, comme cela arrivait en Russie à ceux qui
divergeaient, même un peu, de Staline, et comme cela serait arrivé à
Gramsci lui-même s’il était allé à Moscou ». Togliatti en était
bien conscient. Son extraordinaire habilité a été de construire l’image
publique d’un Gramsci communiste (dans l’article commémoratif de 1937,
il le décrit carrément comme un « élève de Staline ») et,
après-guerre, d'utiliser les Cahiers de prison comme un appareil
théorique au service du projet de voie italienne vers le socialisme et
non pas strictement communiste. Un chef d’œuvre d'ambiguïté et d’astuce
politique.
La Marseillaise. Gramsci a écrit en prison 33
cahiers. La thèse d'un 34e ayant disparu est-elle selon vous sérieuse ?
Quel testament aurait pu y figurer ?
Franco Lo Piparo. Les indices laissant penser qu’il
manque un cahier sont nombreux. A ceux que j'évoque dans le livre,
s'ajoutent les conclusions de l’enquête de l’Institut pour la
restauration des Cahiers : trois cahiers ont été numérotés par sa
belle-sœur Tatiana deux fois différemment. En confrontant les deux
numérotations, on conclut au fait que, outre les 33 cahiers connus, il
en existait un 34e de 26 pages, que nous n’avons pas. Chacun peut
s’imaginer le contenu en fonction de ses propres préférences
idéologiques. La seule certitude est qu’il ne pouvait pas être publié.
La Marseillaise. A part cet éventuel cahier manquant, connaît-on tout de Gramsci, ou y a-t-il de nouveaux textes à découvrir ?
Franco Lo Piparo. Gramsci reste encore un personnage
à découvrir. Il a surtout été un grand intellectuel qui a occupé des
fonctions politiques durant seulement huit ans, de 1919 à 1926. Jusqu’à
1918, on s’en souvient comme un philosophe et linguiste. Après son
arrestation en novembre 1926, en prison et en clinique, il revient
cultiver sa grande passion : la philosophie de la politique et du
langage. Je viens de publier un livre en Italie (Le professeur Gramsci
et Wittgenstein. Le langage et le pouvoir) dans lequel je démontre
l’influence que Gramsci a eu sur l’élaboration de ce qui est devenu un
classique de la philosophie du langage du 20e siècle : les Recherches
philosophiques, de Wittgenstein. C’est une histoire incroyable. Amartya
Sen, économiste indien et prix Nobel a été celui qui s’est aperçu le
premier de ce lien.
La Marseillaise. L’attitude de Togliatti peut-elle uniquement s’expliquer par sa volonté de cacher l’antistalinisme de Gramsci ?
Franco Lo Piparo. Si nous connaissons aujourd’hui,
les Cahiers, nous le devons à Togliatti. Avec du recul, on peut
tranquillement soutenir que si Gramsci avait été en URSS, il aurait été
fusillé et que les Cahiers étaient, dans les années 50, publiables
seulement par rapport à la fiction de la voie italienne vers le
socialisme.
La Marseillaise. Mais au final Togliatti n’a-t-il pas été le principal artisan de la divulgation des textes de Gramsci ?
Franco Lo Piparo. Les Cahiers ont été une sorte de
Cheval de Troie, d’élément de libéralisme dans un univers de pensée
(marxiste-léniniste) opposé au libéralisme. Les lecteurs les plus avisés
parlent avec un oxymore de « communisme libéral ». Je me
demande si Togliatti a été conscient dès le début du processus qui
s’amorçait ou si dans cette histoire nécessité a fait loi.
Propos recueillis et traduits de l'italien par Sébastien Madau (La Marseillaise, le 27 juillet 2014)
Repères
Les lettres de 1926 et la polémique
Les interprétations sur d'éventuelles divergences de fond entre
Gramsci et Togliatti (représentant du PCI à l'Internationale à Moscou)
repose sur une correspondance de 1926. Gramsci envoie une lettre à
Togliatti destinée au Parti communiste d'URSS (PCUS) sur fond de lutte
Staline-Trotski. « Vous êtes en train de détruire votre propre œuvre
(...) et courez le risque de compromettre la fonction dirigeante que le
PCUS avait conquise sous l'impulsion de Lénine ». Togliatti répond sèchement : «
Quand on est d'accord avec la ligne du comité central, la meilleure
manière de dépasser la crise est d'exprimer sa propre adhésion à cette
ligne ». Gramsci lui retournera : « Ton raisonnement est vicié par le bureaucratisme ».
Togliatti ne transmettra jamais la lettre. S'agissait-il de censure ou
d'une manière de le protéger du stalinisme montant ? Le débat n'a pu se
poursuivre. Gramsci a été arrêté en novembre 1926 et incarcéré notamment
à la prison Regina Coeli de Rome (photo AFP). Les fils de Gramsci n'ont
jamais soupçonné Togliatti d'avoir trahi leur père. Ils ont vécu en
URSS et ont toujours eu de bons rapports avec lui.
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