"Tout est un ennemi pour le pain des
pauvres. Ce qu'ils aiment est un ennemi, ce qu'ils détestent est un
ennemi. Les jours de bonne santé, Solange Blanchard avait un peu plus
d'appétit et mangeait un peu trop de ce pain qu'elle avait eu tant de
mal à gagner. Les jours de maladie, elle en mangeait un peu moins que
d'ordinaire, mais elle craignait que la maladie n'en vînt à l'empêcher
à aller gagner son pain. La joie comme la douleur étaient à craindre...
Et c'était aussi le loyer, et le temps qui séparait chaque paiement de
terme était aussi un ennemi du pain... Quand ils marchaient, ils
faisaient tort au pain, car ils usaient leurs sabots. Quand ils étaient
assis, leurs habits frottaient contre la paille de leur chaise. Quand
ils étaient dehors, la pluie noyait le tissus de leurs vêtements, ou
bien le soleil le pompait, ou bien la boue le mangeait. Et le linge
qu'on salit ! Et ce n'était pas tout, où qu'elle se tournât, elle était
en lutte contre les ennemis de son pain. C'était l'enfant qui
grandissait. Il allait falloir, pour acheter des vêtements, bien de
l'argent, avec lequel on n'achèterait pas du pain. Le pain qu'il avait
mangé le faisait grandir. Le pain, lui-même, faisait la guerre au pain".
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"J'ai une impression de classe. Les écrivains qui m'ont précédé sont tous de classe bourgeoise. Je ne m'intéresse pas aux mêmes choses qu'eux. Toutes les crises morales de la littérature sont des crises morales de la bourgeoisie... J'ai bien davantage à penser au travailleur et au pain quotidien. Barrès éprouve le besoin d'aller à Tolède et à Venise pour trouver son âme. Moi je la trouve dans le peuple qui m'entoure. Je lui disais : " Vous séparez les gens par nationalités, tandis que je sens la séparation des classes..." Oui, je sens, autant qu'il est possible,les souffrances des plus humbles classes et mon âme est venue toute seule au bout de mon bras avec mon pain quotidien".
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Le 4 août 1874 naît à Cérilly, dans
l’Allier, Louis Philippe qui, devenu écrivain, ajoutera le prénom de son
père à son nom et s’appellera Charles-Louis Philippe. Son père est
sabotier, sa mère travaille à la maison, elle a été domestique. À sa
petite ville du Bourbonnais, proche de la forêt de Tronçay, Philippe
restera passionnément attaché. « Petite ville propre, docile, dans l’air
pur des campagnes », avec sa mairie sévère, son église romane, son
école surtout. « J’ai cinq ans, écrit Philippe, maman m’amène à l’école,
car j’accomplis une action aussi indispensable que boire ou manger. »
Mais il supporte mal l’internat au lycée de Montluçon, puis au lycée de
Moulins. Il n’est pas reçu à l’École centrale. Quelques mois à Cérilly,
dans l’angoisse du travail à trouver. Un fils du sellier de Cérilly,
pharmacien à Paris, lui procure un emploi d’aide-comptable dans son
service. Il part pour Paris en 1896. Il a 22 ans. Fidèle de cœur à
Cérilly, il restera parisien jusqu’à sa mort.
Reçu à l’examen des ponts et chaussées
de la ville de Paris, il sera agent auxiliaire de 4e classe au service
de l’éclairage puis, grâce à l’appui de Barrès, piqueur de 3e classe
chargé de la surveillance de l’emploi des trottoirs. Métier dont le
traitement lui permet tout juste de vivre, mais qui lui laisse des
loisirs. Il lit et il écrit. Son goût littéraire est très sûr. À une
enquête sur les écrivains contemporains en 1897, il répond : « Claudel
est grand comme Dante, c’est le plus grand génie vivant. » Sa vie
sentimentale est agitée ; il a plusieurs liaisons ; « il a mauvaise tête
et bon cœur », selon son amie Marguerite Audoux. Sa vie, elle est dans
ses livres, avec ses amours, ses amitiés, ses tristesses et ses joies,
son inquiétude et son humour, sa compassion profonde pour les pauvres et
les malheureux. Elle y est, transposée, avec une merveilleuse pureté.
En 1900, il publie La mère et l’enfant, en 1901 Bubu de Montparnasse, en 1902, Le Père Perdrix, en 1904 Marie Donadieu, en 1906 Croquignole. Il fait partie du comité de rédaction de La Nouvelle Revue Française qui commence à paraître et où sera publié, après sa mort, Charles Blanchard,
œuvre inachevée, la plus importante de toutes, selon Gaston Bachelard,
qui y voit une véritable philosophie de l’action. Après sa mort
également seront publiés les Contes qu’il avait donnés au journal Le
Matin, frémissants de vie, de vérité et de tendresse. « Je crois être en
France le premier d’une race de pauvres qui soit allé dans les Lettres
», a dit Philippe. Daniel Halévy, après l’avoir rencontré, note : « Cet
être disgrâcié, quelle était sa grâce ! ». Tel était l’homme, telle est
l’œuvre : peinture de la misère humaine, avec la grâce de l’écriture.
La fièvre typhoïde l’emporte en décembre
1909. À l’enterrement, à Cérilly, les amis sont là, ceux du
Bourbonnais, Émile Guillaumin, Valery Larbaud, ceux de Paris, Gide,
Léon-Paul Fargue. Gide écrira : « Cette fois, celui qui disparaît,
c’était un vrai. »
Jean AUBA
inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale
correspondant de l’Institut
inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale
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