mercredi 30 juillet 2014

Traduction inédite du plus beau portrait de Karl Marx, écrit trois ans avant sa mort - RAGEMAG.FR

Marx n’a plus que trois ans à vivre. John Swinton, journaliste américain et futur candidat au Progressive Labor Party, retrouve en Angleterre le théoricien révolutionnaire allemand. Le portrait qu’il dressera de lui, après plusieurs heures passées à ses côtés, témoignera de l’admiration qu’il portait à l’auteur du Capital. Un portrait magnifique resté, jusqu’ici, inaccessible aux francophones.

Février 1848. Un banquet réformiste qui devait se tenir aux Champs-Élysées est annulé. L’incident, a priori sans grande importance, va entraîner la chute du Roi. Manifestations et Marseillaise dans les rues de la capitale ; le monarque ne cille pourtant pas : « Les Parisiens savent ce qu’ils font ; ils ne troqueront pas le trône pour un banquet. » Le peuple en colère brandit le pavillon rouge et les soldats, comme de juste, leur font face. Un coup de feu retentit ; les corps s’écroulent sur les pavés. Qui a tiré ? Un sergent, sans nul doute. Des ouvriers remplissent un chariot des cadavres encore chauds et, trois heures durant, circulent dans tout Paris pour révéler à leurs compatriotes la vraie nature de cette monarchie aux mains assassines. Les insurgés prennent l’Hôtel de Ville ; Louis-Philippe abdique et s’enfuit en fiacre. Lamartine, d’un balcon, proclame la Deuxième République. Le gouvernement provisoire fait bonne figure : tous démocrates et libéraux le petit doigt sur la couture du pouvoir. Le drapeau rouge est banni.

Karl Marx, alors en Belgique, rejoint Paris. Son Manifeste du Parti communiste, rédigé avec Engels, est publié le même mois. Les premières lignes de l’ouvrage entrent dans l’arène puis dans l’Histoire  : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. » La Révolution échoue ; Marx est expulsé à deux reprises. Il s’installe à Londres, en 1849, et ne quittera plus l’Angleterre jusqu’à la fin de son existence. Trois décennies d’exil. Nul n’est Prophète sur Terre – encore moins lorsqu’on promet à celle-ci le Paradis.

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Karl Marx

par John Swinton

 


Karl Marx est l’un des grands hommes de notre temps. Il est, depuis quarante ans, l’artisan puissant et discret de la révolution. C’est un homme que le spectacle et la gloire n’attirent pas, sans appétit pour les fanfaronnades et le pouvoir, sans hâte et sans repos, un homme à l’esprit fort, ouvert et élevé, plein de projets au long cours, de rationalité et d’objectifs concrets. Il est de plus à l’origine de tremblements de terre ayant secoués les nations et fait chavirer les trônes, qui menacent désormais les têtes couronnés et les establishments, plus qu’aucun autre homme en Europe, y compris Joseph Mazzini lui-même. Étudiant berlinois, contempteur d’Hegel, éditeur, ancien correspondant du New York Tribune, dans les colonnes duquel il faisait preuve de qualités et d’esprit, fondateur et inspirateur de la jadis redoutée Internationale, auteur du Capital, expulsé de la moitié des pays d’Europe, persona non grata dans presque chacun d’entre eux, il est réfugié à Londres depuis trente ans.

Alors que je séjournais dans la capitale anglaise, il s’était installé à Ramsgate, station balnéaire prisée des Londoniens, et je le trouvais donc là-bas, dans son cottage, avec enfants et petits-enfants. La femme au visage de Sainte et à la voix si douce qui m’accueillit était évidemment la maîtresse de maison et épouse de Karl Marx. Et cet homme au visage massif, au physique imposant, courtois et avenant de soixante ans, Karl Marx ? D’emblée, sa façon de discourir m’évoqua l’idée qu’on se fait de Socrate – libre, insaisissable, créative, si personnelle – ponctuée d’éclairs sardoniques, de touches d’humour et de franche camaraderie. Il parlait des forces politiques et des mouvements populaires de différents pays d’Europe – le vaste courant de l’esprit russe, les mouvements de l’esprit allemand, l’énergie de la France, l’immobilisme de l’Angleterre. Il parlait avec espoir de la Russie, avec philosophie de l’Allemagne, avec enthousiasme de la France, avec résignation de l’Angleterre – se référant continuellement aux petites réformes disparates à propos desquelles les Libéraux du parlement britannique perdaient leur temps.

Survolant le monde européen, pays par pays, il portait à mon attention chaque spécificité et chaque événement, il connaissait les hommes de premier plan comme les hommes de l’ombre, dessinant par la parole l’horizon d’un destin inéluctable. J’étais souvent surpris en l’écoutant. Il était évident que cet homme profondément de son époque, qui laissait à voir et à entendre si peu de lui, travaillait à quelque chose de nouveau, de la Neva à la Seine, et de l’Oural aux Pyrénées. Son travail n’est pas gaspillé aujourd’hui plus qu’hier : tant d’évolutions espérées ont été obtenues, tant de combats héroïques ont été menés, et au plus haut de ceux-ci, la République Française. Alors qu’il parlait, la question qui m’était venue, « pourquoi ne faites-vous rien, en ce moment ? », m’apparut être celle d’un homme désinformé, à laquelle il n’aurait pu apporter de réponse directe.

Me demandant pourquoi Le Capital, son oeuvre maîtresse, cette semence grâce à laquelle ont germé tant de pousses, n’était pas traduit en anglais, alors qu’il l’était en russe et en français à partir de l’original allemand, il sembla incapable de me répondre, avançant tout de même qu’une proposition de traduction en langue anglaise lui était parvenue de New York. Il me dit encore que ce livre n’était en fait que le fragment d’un travail de plus grande envergure, d’une trilogie composée du Territoire, du Capital et du Crédit, ce dernier s’inspirant largement des États-Unis, où le crédit a connu un essor si impressionnant. M. Marx est un observateur avisé du développement américain, et ses remarques sur les caractéristiques fondamentales de la vie américaine sont perspicaces.

Il me confia ensuite que si l’on s’intéressait à son Capital, il était préférable de lire la traduction en français, qu’il estimait, en bien des aspects, supérieure à la version originale allemande. M. Marx évoqua le Français Henri Rochefort, et certains de ses disciples disparus, l’impétueux Bakounine, le brillant Lasalle, et d’autres, je compris alors comment son génie avait subjugué tant d’hommes qui, en d’autres circonstances, auraient bien pu changer seul le cours de l’histoire.

Alors que M. Marx discourait, l’après-midi s’évanouissait dans un crépuscule d’été, et il me proposa de marcher le long de la plage, à cette heure-là emplie de milliers de badauds dont de nombreux enfants chahutant… Nous retrouvâmes alors sa famille – sa femme, qui m’avait accueilli, ses deux filles accompagnées de leurs époux et de leurs enfants. L’un de ses gendres était professeur au King’s College de Londres, l’autre semblait être un homme de lettres. Ils formaient tous ensemble – une dizaine – une compagnie délicieuse, le père des deux jeunes mariées, heureuses avec leurs enfants, et la grand-mère, qui semblait alors pleine de sérénité et de joie maternelle. Pas moins que Victor Hugo, Karl Marx comprenait l’art d’être grand-père, mais plus chanceux que l’écrivain, il semblait que la vie des enfants mariés de Marx continuait à s’organiser autour de lui. La nuit tombait, lorsque son gendre et lui décidèrent de passer une heure avec leur invité américain. La conversation porta sur le monde et sur l’homme, et sur l’époque, et sur les idées, comme nos verres tintaient devant la mer.

Le chemin de fer n’attend personne, la nuit est proche. Au-delà de nos pensées, des épreuves de l’âge et des siècles, au-delà des propos du jour et de cette agréable soirée, une question surgit dans mon esprit ; une question concernant la loi finale de l’existence, que je voulus adresser à ce sage. Puisant au plus profond du langage, m’élevant jusqu’à l’expression la plus forte, durant un intervalle de silence, j’interrompis le philosophe et révolutionnaire par ces mots fatidiques : « Qu’y a-t-il ? » Et ce fut comme si son esprit s’était retourné un instant pendant qu’il considérait la mer mugissante devant nous, et la multitude qui s’agitait sur la plage. « Qu’y a-t-il », avais-je demandé, à quoi il répondit sur un ton profond et solennel : « La lutte ! » Tout d’abord, il me sembla entendre l’écho du désespoir ; mais peut-être était-ce la loi de la vie.

John Swinton, The Sun, n°6, le 6 septembre 1880.

Traduit de l’anglais par Arthur Scheuer.

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La vie de John Swinton

John Swinton est né à Saltoun, en Écosse, le 12 décembre 1830. Son père émigra en Amérique lorsqu’il était très jeune et rejoignit les pionniers de l’Illinois. Mais il ne tarda pas à mourir et John se retrouva sur le marché du travail à seulement 13 ans. En 1841, il travailla comme apprenti d’un imprimeur, avant de devenir compagnon d’imprimerie à son retour au Canada, où il séjournera jusqu’à la fin des années 1840.

Il revint ensuite en Amérique et développa une haine tenace contre l’esclavage qui sévissait à l’époque, en sillonnant le Massachusetts, le Kansas et la Caroline du Sud. Il déménagea à New York en 1857, où il entreprit des études de médecine qu’il n’acheva pas, avant de travailler comme journaliste indépendant pour le New York Tribune et le New York Times, dont il fut nommé responsable du comité de rédaction par son fondateur Henry Jarvis Raymond. Swinton était d’obédience libérale et soutenait ardemment Abraham Lincoln, il écrivit longuement sur la guerre de Sécession. Il quitta le journal en 1870.

Il s’intéressait alors de près à l’essor du mouvement des syndicats. En 1874, il fut désigné par l’Industrial Political Party pour être candidat à la mairie de New York. Il reçut peu de votes, mais déclara plus tard que sa candidature participait d’une campagne de propagande et non d’une réelle volonté de remporter les élections. En 1875, John entra au New York Sun. Il continua de militer pour les droits des travailleurs et en 1877, il apporta son soutien à la Compagnie des Chauffeurs et Mécaniciens de Locomotives à Vapeur dans leur combat pour de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire.

En 1880, lors d’un banquet de journalistes à New York, Swinton prit la parole et fit scandale après qu’un de ses confrères portât un toast à la liberté de la presse. Peu de temps après, il quitta le Sun. En 1883, Swinton fonda son propre journal, le John Swinton’s Paper. Hélas, les ventes étaient maigres et d’après le New York Times : « Il le dirigea durant quatre années extrêmement difficiles. Cela lui donna l’opportunité d’exprimer ses idées sur les questions sociales et industrielles. Il était du côté des masses populaires, mais son journal mourut d’attendre leur soutien. »

John Swinton mourut à son tour le 15 décembre 1901. La nécrologie du New York Times disait de lui : « Il n’avait jamais peur d’exprimer ses convictions avec ferveur et sans réserves… C’est grâce à cet orgueil qu’il n’a jamais, quelles que furent les idées de ses employeurs, écrit une ligne qui vint contrarier les convictions qu’il défendait lorsqu’il faisait campagne… En tant qu’homme aux idées originales et libre des entraves de la conventionnalité, Swinton comptait beaucoup d’admirateurs, même parmi ceux dont les convictions étaient totalement opposées aux siennes. »

Nicolas Prouillac

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 Marx & Bakounine, frères ennemis

En dépit de l’admiration qu’il pouvait lui porter, Karl Marx demeurait, pour l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine, un socialiste autoritaire et centraliste. Leurs finalités, expliqua ce dernier, étaient sensiblement les mêmes mais les moyens pour y parvenir les opposaient : Bakounine reprocha à Marx de ne pas vouloir la destruction immédiate de l’État et nia toute pertinence au concept marxiste de dictature du prolétariat : toute dictature, fût-elle provisoire et populaire, se retournera un jour contre les travailleurs. Marx en vint à faire exclure Bakounine de l’Internationale : « Pour Marx, écrira l’historien libertaire Michel Ragon, Bakounine est un concurrent trop populaire. C’est un tribun qui électrise les foules. Lui, l’homme de cabinet, l’homme des bibliothèques, le solitaire, ne peut éprouver que répugnance pour ce bohème aux discours improvisés. »
Mais laissons plutôt la parole à Bakounine : « Nous fûmes assez amis. Je ne savais alors rien de l’économie politique, je ne m’étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n’était que d’instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi. Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je cherchai avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu’elle ne s’inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas !, trop souvent. Jamais pourtant il n’y eut d’intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne se supportaient pas. Il m’appelait un idéaliste sentimental et il avait raison ; je l’appelais un vaniteux perfide et sournois, et j’avais raison aussi. » (Bakounine, cité par Kaminski dans Bakounine, la vie d’un révolutionnaire.)

Max Leroy

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