Eric Bocquet sénateur communiste du Nord - Propos recueillis par Pierric Marissal - Jeudi 23 Octobre 2014 - Journal
l'Humanité
Eric
Bocquet est le rapporteur de commissions d'enquête au Sénat sur
l'évasion fiscale et ses acteurs. Il est
également l'auteur de nombreuses propositions et amendements visant à
lutter contre ce fléau. Dans cet entretien, il nous explique les freins
qui empêchent une lutte efficace contre l’évasion
fiscale, et nous décrypte la chaine des responsabilités.
A la Commission Européenne comme au sein de l’OCDE, l’évasion fiscale semble plus que jamais
d’actualité.
Eric Bocquet. Le sujet de l’évasion fiscale est devenu incontournable. La crise est
là, les Etats sont à la recherche de recettes, le nombre de millionnaires augmente et ces gens, moins de 1% de la population là jouent avec 263 000 milliards de dollars. C’est
faramineux, le budget de la France à côté est ridicule.
Au sein de l’Union Européenne, l’évasion fiscale représente 1000 milliards d’euros chaque année. La moitié du PIB français. C’est important de montrer qu’il n’y a pas que la France touchée par ce phénomène. On nous dit «il y a une fiscalité délirante en France», qui incite à l’évasion, mais on voit bien que cela touche tout le monde. L’Allemagne a ses exilés fiscaux. La Belgique qui est un paradis fiscal pour l’ISF et les droits de succession a aussi ses exilés.
Les Etats commencent à bouger, mais on reste surtout dans des déclarations d’intention. «On va agir», cela, même Nicolas Sarkozy l’avait dit. Mais entre les complicités, l’’hypocrisie et le manque de volonté politique unanime, le verrou ne saute pas. Et rien ne bougera sans une vraie volonté politique. Par exemple, les Américains ont mis la Suisse et la banque UBS à genoux, en les menaçant de faire sauter leur licence, leur droit d’exercer aux Etats-Unis, ce qui aurait pu être la mort de la banque. L’Europe voudrait s’en inspirer, en reprenant à son compte la loi Fatca, qui oblige les banques à donner toutes les données des Américains à l’administration fiscale américaine, quelque soit l’endroit où il réside. C’est une bonne chose, de créer un Fatca au sein de l’Europe et entre l’Union et les Etats-Unis. Mais suite à cette loi, 3000 citoyens américains ont renoncé à leur nationalité américaine. Une réglementation se met en place et on va jusqu’à abandonner son passeport pour éviter de payer ses impôts.
Dans l’évasion fiscale, jusqu’au où remonte la chaine des responsabilités?
Eric Bocquet. Au
Sénat, nous avons fait deux
commissions d’enquêtes. La première sur l’évasion fiscale
internationale et la deuxième dans l’année qui a suivi était centrée
sur les acteurs de l’évasion. Les banques, mais aussi les
professions du chiffre, comme les avocats fiscalistes. Tous ces gens
qui conçoivent les schémas de l’évasion. On doit établir cette chaine
de la responsabilité. L’avocat fiscaliste a une
responsabilité. Aujourd’hui on forme dans les universités publiques
des étudiants dont le métier sera de créer ces schémas d’évasion
fiscale. C’est tout à fait immoral. Beaucoup des meilleurs
cerveaux de France et du monde sont engagés par ce milieu. Des
polytechniciens créent des algorithmes financiers. C’est leur droit de
travailler pour qui ils veulent, mais là encore ils sont
formés grâce à de l’argent public, il y a une question éthique qui
se pose. On pourrait attendre de ces gens très formés qu’ils
réfléchissent à améliorer le sort du plus grand nombre, de
l’humain. Mais la finance achète les meilleurs. C’est l’argent qui
domine, et cela finit par se retourner contre la République et l’intérêt
général. Et c’est au cœur du système et de la crise
actuelle. L’évasion fiscale, c’est autant d’argent en moins qui pourrait aller à la santé, à l’éducation.
L’évasion fiscale n’est pas un disfonctionnement, c’est au cœur du système.
Et cela déstabilise complètement notre démocratie…
Eric Bocquet. Echapper
à l’impôt, cela crée une injustice. Le coiffeur de la rue ne peut pas
s’exiler lui, il paye ses impôts ici, parce qu’il exerce ici. Apple
peut facilement s’exiler et ne paye quasiment aucune taxe. C’est une
injustice qui déstabilise complètement le consentement à
l’impôt. La faiblesse de l’impôt aujourd’hui dans ce pays est qu’il
n’est pas juste. Les grands groupes, des nouvelles technologies mais
aussi du Cac 40 sont ceux qui gagnent le plus et ceux qui
payent le moins. Total et LVMH non plus ne sont pas à 33 %. Toutes
les PMI, PME et les artisans sont aujourd’hui ceux qui souffrent le plus
de cette injustice. Tout l’édifice républicain en est
déstabilisé et c’est très dangereux, y compris pour la démocratie.
Le libéralisme estime qu’il n’a pas besoin de la République. Il veut tout faire, gérer les hôpitaux, les écoles… Et pourquoi on aurait des élus ? A les entendre, les représentants du peuple sont trop nombreux, dépensiers, ne servent qu’à construire des ronds-points. Ce n’est pas un hasard si les libéraux s’en prennent aux élus, c’est une manière de s’en prendre à l’Etat de manière générale. Leur slogan : «trop d’Etat, trop de fonctionnaires, laissez-nous faire le business, on va s’occuper de la société, et beaucoup plus efficacement». Mais servir l’intérêt général et servir ses actionnaires, ce n’est pas du tout la même chose.
Le libéralisme estime qu’il n’a pas besoin de la République. Il veut tout faire, gérer les hôpitaux, les écoles… Et pourquoi on aurait des élus ? A les entendre, les représentants du peuple sont trop nombreux, dépensiers, ne servent qu’à construire des ronds-points. Ce n’est pas un hasard si les libéraux s’en prennent aux élus, c’est une manière de s’en prendre à l’Etat de manière générale. Leur slogan : «trop d’Etat, trop de fonctionnaires, laissez-nous faire le business, on va s’occuper de la société, et beaucoup plus efficacement». Mais servir l’intérêt général et servir ses actionnaires, ce n’est pas du tout la même chose.
La première étape, pour lutter contre l’évasion fiscale, c’est la transparence. Où en
sommes-nous?
Eric Bocquet. La
transparence, on n’y est pas encore. On n’a toujours pas de fichier des
comptes bancaires européens par exemple, comme on l’avait proposé à
la commission d’enquête. On n’a pas mis en place de registre des trusts.
Jersey, c’est le paradis des trusts, mais on ne sait
pas ce qu’il y a dedans, ni qui gère quoi et au profit de qui.
Pourtant les sommes qui y circulent, y compris en or et en œuvres d’art,
sont colossales. On est encore très loin du compte. Les
multinationales, par définition, sont présentes dans le monde
entier, il n’est pas anormal qu’il y ait des flux entre les pays, mais
ces flux doivent être transparents, de même que les taux de
transferts qui ne doivent pas être minimisés. Les schémas
d’optimisation fiscale devraient être remis à l’administration fiscale
en toute transparence. C’est aussi une proposition de notre
commission d’enquête. Qu’on sache combien de valeur a été produite.
Mais cela demande des moyens humains aussi. Parce que contrôler la
fiscalité d’un groupe comme Total, cela va demander des
dizaines de personnes pendant des mois. Quand, pour compresser les
dépenses, on diminue les moyens de l’administration fiscale, on se prive
en même temps de recettes potentielles.
Avec le reporting pays par pays qu’on a réussi à faire passer dans la loi bancaire, on sait que des banques françaises ont des filiales dans des paradis fiscaux qui brassent des millions d’euros sans aucun employé. Qu’est-ce qu’on fait pour aller vérifier sur place, faire un contrôle, agir concrètement?
Avec le reporting pays par pays qu’on a réussi à faire passer dans la loi bancaire, on sait que des banques françaises ont des filiales dans des paradis fiscaux qui brassent des millions d’euros sans aucun employé. Qu’est-ce qu’on fait pour aller vérifier sur place, faire un contrôle, agir concrètement?
La
semaine dernière est passée en commission des finances un texte de loi,
l’application d’une directive européenne visant à la
transparence, notamment des banques. Nous avons proposé des
amendements, suggérés par CCFD Terre Solidaire, pour élargir l’exigence
de transparence à toutes les entreprises, et en
particulier les grandes multinationales extractives, pétrolières
notamment. On présente l’amendement en commission et le rapporteur émet
un avis défavorable, estimant que c’est « trop intrusif ».
Je lui ai alors demandé où était la frontière entre l’intrusion et
la transparence ? Il me répond que c’est un sujet de philosophie. Si on
demande des comptes à tous ces grands groupes, ils
crient au scandale au nom de la liberté d’entreprendre. Et pourtant,
leur attitude met en péril l’intérêt général.
Le numérique et Internet posent-il des problèmes nouveaux?
Eric Bocquet. Le
numérique est un problème gigantesque aujourd’hui dans l’évasion
fiscale.
Pour ouvrir un compte Offshore aujourd’hui, on peut le faire de son
Smartphone. On ouvre un compte, rempli un petit questionnaire, désigne
un responsable de société, on choisit son paradis
fiscal, on fait un versement avec la photocopie de son passeport, et
on a créé une société en 10 minutes. Mais là encore c’est une question
de volonté politique. C’est des gens derrière ces sites
Internet. Il faut vraiment s’y attaquer, y compris avec des
sanctions.
Qu’est-ce qui empêche de véritables avancées à l’échelle européenne?
Eric Bocquet. Déjà le Lobby de la finance à la Commission Européenne est le plus gros des
groupes de pression. Ce sont 1700 personnes qui travaillent à Bruxelles à préserver les intérêts du système financier.
Un autre frein majeur : la règle au sein de l’Union
Européenne qui prévaut en matière de fiscalité impose l’unanimité.
Les 28 états doivent être d’accord pour modifier une mesure fiscale.
L’Autriche ou le Luxembourg sont deux pays qui bloquent. Il
faudrait changer cette règle et passer en majorité qualifiée, qui
permettrait de décider dans le sens de l’intérêt de l’union. Mais est-ce
que monsieur Juncker va en changer ?
Le
troisième frein dont il faut parler, ce sont les complicités. Les liens
trop étroits entre les banques, le monde de la finance et
les politiques. On l’a constaté concrètement au cours de nos
déplacements pour enquêter en Suisse ou à Jersey, mais chez nous aussi. A
propos de la loi bancaire qui est passée en France, d’aucun
disent qu’elle a été écrite par les grandes banques françaises.
Frédéric Oudéa, dirigeant de la Société Générale, a dit à l’Assemblée
devant des députés sidérés : cette loi ne va encadrer qu’1 à
2 % de l’activité. Il y a trop de liens entre la haute
administration française et les grandes banques. Baudouin Prot président
de la BNP Paribas et Frédéric Oudéa de la Société Général, sont
d’anciens inspecteurs généraux des finances publiques. Ils défendent
l’intérêt de qui, de la banque ou l’intérêt général ? C’est une vraie
question, car des cas comme ça il y en a plein. On a par
exemple de hauts commissaires de la Cour des comptes qui sont
embauchés par la BNP pour s’occuper de la fiscalité. C’est trop
évident. Il faut aussi rappeler que depuis 1973, et le tandem
Giscard-Pompidou, ce sont les banques qui prêtent aux Etats.
L’obligation de se financer sur les marchés financiers a changé le
rapport de force. On doit emprunter 80 milliards chaque année pour
boucler le budget sur les marchés financiers, c’est une fragilité
terrible. Les créanciers ont du pouvoir et on a perdu notre souveraineté.
Que pensez-vous de l’attaque du Commissaire européen à la concurrence contre l’Irlande, dans le cas
Apple?
Eric Bocquet. Il
y a une contradiction en Europe qui est inscrite au cœur des textes. En
posant dans la constitution le principe d’une concurrence libre et
non faussée, et je ne pense pas qu’il y ait une autre constitution au
monde qui ait inscrit un choix économique en son cœur, et
en même temps la souveraineté des Etats en matière fiscale, on crée
le problème. C’est au nom de la concurrence libre et non faussée
qu’Apple et les autres ne paierait pas d’impôt ?
Et donc il n’y a toujours rien dans le projet de loi de finances 2015 pour lutter contre l’évasion
fiscale?
Eric Bocquet. C’est
la question que j’ai
posée à Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du Budget,
lorsqu’il est venu nous présenter son projet. Je lui ai dit que je ne
voyais rien dans ces propositions sur la lutte contre l’évasion
fiscale. Où est la grande ambition, ce combat prioritaire? On va se
contenter des 1,8 milliards d’euros des repentis venus à Bercy
régulariser leur situation? Ce n’est pas négligeable, mais
l’évasion fiscale en France, c’est 50 à 80 milliards chaque année.
Si on croit qu’on va régler le problème avec des repentis spontanés, on
se fiche de nous.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour publier votre commentaire :
1/ Écrivez votre texte dans le formulaire de saisie (blanc) ci-dessous
2/ Identifiez-vous dans la liste déroulante : Soit Noms/URL si vous souhaitez laisser votre nom soit Anonyme
3/ Cliquez sur Publier