« Permettez, vous qui m’écoutez, que je le dise : je ne parle pas seulement au nom de mon Burkina Faso tant aimé mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part.
Je parle au nom de ces millions d’êtres
qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire, ou qu’ils
sont de cultures différentes et qui bénéficient d’un statut à peine
supérieur à celui d’un animal.
Je souffre au nom des Indiens massacrés,
écrasés, humiliés et confinés depuis des siècles dans des réserves,
afin qu’ils n’aspirent à aucun droit et que leur culture ne puisse
s’enrichir en convolant en noces heureuses au contact d’autres cultures,
y compris celle de l’envahisseur.
Je m’exclame au nom des chômeurs
d’un système structurellement injuste et conjoncturellement désaxé,
réduits à ne percevoir de la vie que le reflet de celle des plus nantis.
Je parle au nom des femmes du monde entier,
qui souffrent d’un système d’exploitation imposé par les mâles. En ce
qui nous concerne, nous sommes prêts à accueillir toutes suggestions du
monde entier, nous permettant de parvenir à l’épanouissement total de la
femme burkinabè. En retour, nous donnons en partage, à tous les pays,
l’expérience positive que nous entreprenons avec des femmes désormais
présentes à tous les échelons de l’appareil d’Etat et de la vie sociale
au Burkina Faso. Des femmes qui luttent et proclament avec nous, que
l’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que
l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur
s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître
qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère et nous en appelons à
toutes nos sœurs de toutes les races pour qu’elles montent à l’assaut
pour la conquête de leurs droits.
Je parle au nom des mères de nos pays démunis
qui voient mourir leurs enfants de paludisme ou de diarrhée, ignorant
qu’il existe, pour les sauver, des moyens simples que la science des
multinationales ne leur offre pas, préférant investir dans les
laboratoires de cosmétiques et dans la chirurgie esthétique pour les
caprices de quelques femmes ou d’hommes dont la coquetterie est menacée
par les excès de calories de leurs repas trop riches et d’une régularité
à vous donner, non, plutôt à nous donner, à nous autres du Sahel, le
vertige. Ces moyens simples recommandés par l’OMS et l’UNICEF, nous
avons décidé de les adopter et de les populariser.
Je parle aussi au nom de l’enfant.
L’enfant du pauvre qui a faim et louche furtivement vers l’abondance
amoncelée dans une boutique pour riches. La boutique protégée par une
épaisse vitre. La vitre défendue par une grille infranchissable. Et la
grille gardée par un policier casqué, ganté et armé de matraque. Ce
policier placé là par le père d’un autre enfant qui viendra se servir ou
plutôt se faire servir parce que présentant toutes les garanties de
représentativité et de normes capitalistiques du système.
Je parle au nom des artistes
– poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs – hommes de bien qui
voient leur art se prostituer pour l’alchimie des prestidigitations du
show-business.
Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge, pour ne pas subir les dures lois du chômage.
Je proteste au nom des sportifs du monde entier dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne.
Mon pays est un concentré de tous les
malheurs des peuples, une synthèse douloureuse de toutes les souffrances
de l’humanité, mais aussi et surtout des espérances de nos luttes.
C’est pourquoi je vibre naturellement au nom des malades
qui scrutent avec anxiété les horizons d’une science accaparée par les
marchands de canons. Mes pensées vont à tous ceux qui sont touchés par
la destruction de la nature et à ces trente millions d’hommes qui vont
mourir comme chaque année, abattus par la redoutable arme de la faim…
Je m’élève ici au nom de tous
ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils pourront
faire entendre leur voix et la faire prendre en considération,
réellement. Sur cette tribune beaucoup m’ont précédé, d’autres viendront
après moi. Mais seuls quelques-uns feront la décision. Pourtant nous
sommes officiellement présentés comme égaux. Eh bien, je me fais le
porte-voix de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce
monde ils peuvent se faire entendre. Oui, je veux donc parler au nom de
tous les « laissés-pour-compte » parce que « je suis homme et rien de ce
qui est humain ne m’est étranger. »***
***
Thomas Sankara cite ici le poète latin d’origine berbère Térence : « Homo sum ; humani nihil a me alienum puto » : « Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (L’Héautontimorouménos, v. 77).
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