mercredi 5 novembre 2014

Lucien Sève. « La chance d’avoir la Marseillaise »

Tribune. Le philosophe Lucien Sève se souvient de ses années à Marseille dans les années 60 et de sa rencontre avec notre journal auquel il est toujours resté attaché. Il témoigne.
Il y a de ça soixante ans, j’étais professeur de philosophie à Bordeaux, loin du Sud-Est où vivait toute ma famille.
Pour la rentrée 1957, j’obtins d’être muté à Marseille, au Lycée Saint-Charles, où j’ai enseigné jusqu’en 1970. Venant d’une ville où n’existait nul quotidien de vraie gauche, je n’ai pas tardé à mesurer la chance des Provençaux d’avoir la Marseillaise.
1958, c'est l’année où la guerre d’Algérie précipita la fin de la IVe République et le passage brutal à la Ve. Avec un de Gaulle qui n’était plus celui de la Résistance et la Libération, mais sous le képi duquel se précipitait au pouvoir une droite agressive. Que le nouveau Président fût de Gaulle semait néanmoins une confusion extrême. Durant toute cette époque agitée, la Marseillaise fut d’un apport inappréciable pour aider le lecteur à bien repérer sa gauche et sa droite – un repérage dont aujourd’hui aussi le besoin est criant…
Ces nuits passées à monter la garde pour défendre le journal
 
Prise en haine par une droite extrême alors fort remuante, la Marseillaise dut même à divers moments être physiquement défendue. Je me souviens d’avoir été de garde plusieurs nuits sur les toits de l’immeuble, avec les copains communistes enseignants du Lycée Saint-Charles (la cellule comptait une quinzaine de membres), durant ces journées du putsch d’Alger en 61 où les paras de l’armée d’Afrique menaçaient de venir établir leur loi violente en métropole.
Une de ces nuits, j’eus à descendre un moment au rez-de-chaussée, et à l’étage je croisai deux ouvriers du journal qui ne me connaissaient pas ; l’un disait à l’autre : « Tu sais qui nous garde cette nuit ? Les pédagos ! ». Et tous deux de bien rigoler…
Quand je fais le compte de mes treize années de vie à Marseille, je suis frappé de constater la place multiforme et si vivace près d’un demi-siècle plus tard qu’y a tenue la Marseillaise.
Souvenirs en vrac d’hommes remarquables, de mon ami Georges Righetti, tailleur de pierre et magistral directeur du quotidien, aux républicains espagnols qui travaillaient à la compo, Melchior et Rosette Carton ; de lieux pour moi richement évocateurs, la fenêtre de l’immeuble donnant sur le Cours d’Estienne d’Orves d’où François Billoux annonçait et commentait pour la foule les résultats d’élections (dans les années 60, le score communiste à Marseille fluctuait entre 20 et 30% des voix…), la salle Colonel Fabien, aujourd’hui disparue, où se donnaient entre autres les conférences très fréquentées de l’Université nouvelle, à deux pas de la librairie Paul Eluard animée par la chère Marie-Rose ; des Fêtes de la Marseillaise, que ce soit à Gémenos ou au Parc Chanot, où il y avait grand monde non seulement dans les stands et au meeting mais autour des auteurs signant leurs livres… La Marseillaise, pour moi, ç’a été bien plus qu’un journal : un vrai ami des bons et des mauvais jours.
Utile à la résistance offensive, jour après jour
Ce qui fait au fil des générations le caractère irremplaçable de la Marseillaise est à mes yeux d’unir étroitement deux choses très différentes et aussi essentielles l’une que l’autre : l’immersion profonde dans la réalité populaire provençale et d’abord marseillaise, celle qu’ont rendue inoubliable pour la France entière les films de Robert Guédiguian comme les romans de Jean-Claude Izzo, et la lucidité politique générale sur ce que les dominants et leurs porte-plume méridionaux et nationaux s’efforcent d’embrouiller à plaisir pour parvenir à faire majoritairement accepter l’inacceptable.
Interviewé par l’Humanité Dimanche après que lui ait été attribué le prix Albert Londres 2014, Philippe Pujol disait à propos de l’esprit du journal qui a été le sien : « On n’est pas obligé pour parler de Marseille d’envoyer de la kalach. Il s’agit de résister aux standards modernes des médias, de la radicalisation et de la diffusion des idées d’extrême droite. »
« Résister aux standards modernes des médias », c’est-à-dire, selon le mot cynique d’un de leurs grands managers, la « vente de temps de cerveau disponible » : qui mènerait cette vitale résistance offensive, jour après jour, pour Marseille et toute la région, s’il n’y avait la Marseillaise ?
Lucien Sève (La Marseillaise, le 1er novembre 2014)
Lucien Sève vient de publier aux éditions La Dispute l'ouvrage "La Philosophie ?", troisième tome de ses travaux intitulés "Penser avec Marx aujourd'hui". Les deux précédents tomes étaient sortis en 2004 ("Marx et nous")  et 2008 ("L'homme ?"). Pour tout renseignement : www.ladispute.atheles.org/.

Lucien Sève en quelques dates

1926. Naissance à Chambéry le 9 décembre.
1957. En poste au lycée Saint-Charles de Marseille. Il y restera jusqu'en 1970.
1961. Entrée au comité central du PCF. Il y siégera jusqu'en 1994 et quittera le parti en 2010.
1980. Sortie de Une introduction à la philosophie marxiste suivie d'un vocabulaire philosophique.
1990. Publication de Communisme, quel second souffle ?
2004. Lancement de la série Pensez Marx aujourd'hui.
2008. Obtention du Prix de l'Union rationaliste.

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