samedi 15 novembre 2014

«Un souffle pestilentiel répandu sur la civilisation et l’humanité»: 1914-1918 vu par Rosa Luxemburg




12 novembre 2014 |  Par terrains de luttes (publié sur Médiapart )
  
Ce qui manque au centenaire de la Grande Guerre en cours de célébration, c’est peut-être d’abord une forme de gravité. Comme s’il n’y avait plus de place que pour un discours blasé : massacre, horreur, crime, abattoir, etc., les mots naguère portés avec tant de vigueur semblent avoir perdu leur capacité d’émouvoir. D’un côté les représentants du pouvoir s’en tiennent au vieux fond patriotique usé jusqu’à la corde. De l’autre, la multiplication des émissions, débats, numéros spéciaux et « événéments » culturels de toutes sortes semble avant tout mettre la guerre à distance, comme un objet exotique et lointain.
Il est alors utile, salutaire peut-être, d’en revenir à la parole de ceux qui vécurent la catastrophe. Rosa Luxemburg (1871-1919) fut l’une des plus fortes voix du combat contre la guerre et contre la société qui la rendit possible. Avant 1914, cette intellectuelle marxiste, militante des partis socialistes polonais et allemand, n’avait cessé de lutter contre la guerre qui venait. Sitôt le conflit éclaté, elle anime la petite minorité socialiste allemande qui refuse l’union sacrée (ce que les Allemands appellent à l’époque la « Paix sociale »). C’est en prison qu’elle passe la quasi totalité de la guerre et qu’elle écrit au printemps 1915 la brochure dont les lignes qui suivent reprennent les premières et les dernières pages [1]. Sa virulence contre la trahison du parti socialiste, contre toutes les fausses raisons de justifier la guerre, est à la hauteur de l’espoir que ce parti incarnait et que, de son côté, elle refuse d’abandonner. À peine sortie de prison, Rosa Luxemburg est morte assassinée en janvier 1919, dans la répression sanglante de la révolution allemande menée par le gouvernement socialiste de l’époque.


 La scène a profondément changé. La marche en six semaines sur Paris a pris l’ampleur d’un drame mondial ; le massacre de masse est devenu une routine, épuisante et monotone, sans en avancer ou en reculer l’issue. La politique bourgeoise est coincée, prise à son propre piège ; on ne peut plus bannir les esprits que l’on a invoqués.

Finie l’ivresse. Fini le vacarme patriotique dans les rues, la chasse aux automobiles en or, les faux télégrammes successifs, les puits contaminés par des bacilles du choléra, les étudiants russes jetant des bombes de tous les ponts de chemin de fer de Berlin, les Français survolant Nuremberg, les violences de la foule voyant partout des espions, le torrent humain excité par une musique assourdissante et des chants patriotiques joués à tout rompre dans les cafés ; les populations de villes entières changées en populace, prêtes à dénoncer, à maltraiter les femmes, à crier Hourra et à s’élever jusqu’au délire en faisant courir d’épouvantables rumeurs ; une atmosphère de meurtre rituel, un air de Kichinev [2]2, où l’agent de police au coin de la rue était le seul représentant de la dignité humaine.
Le spectacle est terminé. Les savants allemands, ces « lémures chancelants », ont été rappelés à l’ordre par des sifflets depuis longtemps. Les réservistes ne verront plus de jeunes filles courant le long de leurs convois en criant leur joie, ils ne salueront plus la foule en souriant joyeusement depuis les fenêtres de leurs wagons ; ils avancent en silence, leur carton sous le bras, à travers les rues où la foule vaque à ses occupations quotidiennes avec un air chagrin.
Dans l’atmosphère dégrisée de ces journées blêmes retentit un autre chœur : le cri rauque des vautours et des hyènes sur le champ de bataille. Dix mille toiles de tente garanties conformes au règlement ! Cent mille kilos de lard, de poudre de cacao, d’ersatz de café, livrables de suite, paiement uniquement au comptant ! Obus, tours à usiner, cartouchières, agences matrimoniales pour veuves de guerre, ceinturons de cuir, entremetteurs pour des livraisons à l’armée – que des offres sérieuses ! La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit en Belgique, dans les Vosges, en Mazurie, dans des champs de cadavres d’où le profit sort de terre en abondance. Il s’agit de vite engranger cette récolte. Par dessus l’océan se tendent des milliers de mains avides de rafler leur part.
Les affaires fructifient sur des décombres. Des villes se changent en monceaux de ruines, des villages en cimetières, des régions en déserts, des populations en hordes de mendiants, des églises en écuries. Le droit international, les traités, les alliances, les paroles les plus sacrées, les plus hautes autorités, tout est mis en pièces, chacun vouant l’autre au mépris général : tout souverain, par la grâce de Dieu, accuse son cousin du camp adverse d’être un imbécile et un parjure, tout diplomate accuse son collègue de l’autre bord d’être une infâme fripouille, tout gouvernement accuse l’autre de mener son peuple à sa perte. Et des émeutes de la faim éclatent en Vénétie, à Lisbonne, à Moscou, à Singapour ; et la peste s’étend en Russie, et la détresse et le désespoir partout.
Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, dégoulinant de boue – voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas quand, vertueuse et tirée à quatre épingles, elle prend le masque de la civilisation, de la philosophie et de l’éthique, de l’ordre, de la paix et de l’État de droit, c’est quand elle apparaît telle une bête féroce, un sabbat de l’anarchie, un souffle pestilentiel répandu sur la civilisation et l’humanité, qu’elle se montre nue, sous son vrai jour.
 [...]

L’actuelle guerre mondiale est un tournant dans le parcours de l’impérialisme. Pour la première fois, les bêtes féroces que l’Europe capitaliste avait lâchées sur tous les autres continents ont fait irruption d’un seul bond en plein milieu de l’Europe. Un cri d’effroi parcourut le monde lorsque la Belgique, ce précieux petit bijou de la civilisation européenne, ainsi que les plus vénérables monuments culturels du Nord de la France, volèrent en éclats sous le choc d’une force de destruction aveugle. Le « monde civilisé » qui avait observé avec flegme ce même impérialisme lorsqu’il vouait des dizaines de milliers de Héréros à la fin la plus atroce, et qu’il remplissait le désert du Kalahari des cris déments d’hommes assoiffés et des râles de moribonds [3] ; lorsqu’il torturait jusqu’à la mort, en l’espace de dix ans, quarante mille hommes sur le Putumayo par l’entremise d’une bande de chevaliers d’industrie européens et que le reste du peuple fut battu à en être infirme [4] ; lorsqu’en Chine, il abandonnait une civilisation vieille comme le monde à la soldatesque européenne pour qu’elle soit mise à feu et à sang et subisse toutes les horreurs de la destruction et de l’anarchie ; lorsqu’il étranglait la Perse, impuissante, avec le nœud coulant toujours plus resserré de la tyrannie étrangère ; lorsqu’à Tripoli il a courbé les Arabes sous le joug du capital par le feu et par l’épée tandis que leur civilisation et leurs habitations étaient laminées – ce « monde civilisé » prend seulement conscience aujourd’hui que la morsure des fauves impérialistes est mortelle, que leur souffle est infâme. Il ne l’a remarqué que lorsque les fauves ont enfoncé leurs griffes acérées dans le sein de leur propre mère, la civilisation bourgeoise européenne. Et encore, cette découverte perce-t-elle avec réticence sous la forme distordue de l’hypocrisie bourgeoise, qui veut que chaque peuple ne reconnaisse l’infamie que dans l’uniforme national de son adversaire. « Les barbares allemands ! » – comme si tout peuple qui se prépare au meurtre organisé ne se transformait pas à l’instant même en une horde de barbares. « Les horreurs des cosaques ! » – comme si la guerre n’était pas en soi la plus grande des horreurs, comme si l’exaltation de la boucherie humaine présentée comme un héroïsme dans un journal socialiste à destination de la jeunesse n’était pas un bouillon de culture d’esprit cosaque !
Mais la fureur présente de la bestialité impérialiste sur le sol européen a encore un autre effet, pour lequel le « monde civilisé » n’a ni un regard épouvanté ni le cœur tressaillant de douleur : c’est la disparition en masse du prolétariat européen. Jamais une guerre n’a exterminé dans de telles proportions des couches entières de population. Jamais, depuis un siècle, une guerre n’a saisi de cette sorte l’ensemble des grands et anciens pays civilisés d’Europe. Dans les Vosges, dans les Ardennes, en Belgique, en Pologne, dans les Carpates, sur la Save [5], des millions de vies humaines sont anéanties, des milliers d’hommes sont frappés d’infirmité. Mais les neuf dixièmes de ces millions de victimes sont constitués par la population laborieuse des villes et des campagnes. C’est notre force, notre espoir qui est fauché là quotidiennement en rangs serrés, comme l’herbe sous la faux. Ce sont les meilleures forces du socialisme international, les plus intelligentes, les plus instruites, ce sont les porteurs des traditions les plus sacrées du mouvement ouvrier moderne, et de son héroïsme le plus intrépide, les troupes d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat mondial – les ouvriers d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Allemagne, de Russie – qui sont maintenant réduits au silence, abattus en masse. Ces ouvriers des principales nations capitalistes d’Europe sont précisément ceux qui ont pour mission historique d’accomplir le bouleversement socialiste. C’est seulement d’Europe, c’est seulement de ces pays capitalistes les plus anciens que peut venir, lorsque l’heure sonnera, le signal de la révolution sociale qui libérera l’humanité. Seuls les ouvriers anglais, français, belges, allemands, russes et italiens peuvent prendre ensemble la tête de l’armée des exploités et des opprimés des cinq continents. Quand le temps sera venu, eux seuls peuvent demander des comptes et exercer des représailles pour les crimes séculaires du capitalisme envers tous les peuples primitifs et pour son œuvre d’anéantissement sur l’ensemble du globe. Mais la progression et la victoire du socialisme exigent un prolétariat fort, capable d’agir, instruit, des masses dont la puissance réside aussi bien dans leur culture intellectuelle que dans leur nombre. Et ce sont précisément ces masses qui sont décimées par la guerre mondiale. Des centaines de milliers d’hommes, dans leur jeunesse ou dans la fleur de l’âge, dont l’éducation socialiste, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne et en Russie, était le produit d’un travail d’agitation et d’instruction de dizaines d’années, et d’autres centaines de milliers qui, demain, auraient pu être gagnés au socialisme, tombent et tuent misérablement sur les champs de bataille. Le fruit de dizaines d’années de sacrifices et d’efforts de plusieurs générations a été détruit en quelques semaines. La fine fleur des troupes du prolétariat international a été coupée à la racine.
La saignée de la boucherie de Juin [6] avait paralysé le mouvement ouvrier français pour une quinzaine d’années. La saignée du carnage de la Commune l’a encore retardé de dix ans. Ce qui a lieu maintenant est un massacre de masse sans précédent qui réduit toujours plus la population ouvrière adulte de tous les principaux pays civilisés aux femmes, vieillards et infirmes. C’est une saignée qui menace de faire perdre tout son sang au mouvement ouvrier européen. Encore une telle guerre mondiale et les perspectives du socialisme seront ensevelies sous les décombres amoncelés par la barbarie impérialiste. C’est bien plus grave que l’ignominieuse destruction de Louvain et de la cathédrale de Reims [7]7. C’est un attentat, non à la civilisation bourgeoise du passé, mais à la civilisation socialiste de l’avenir, un coup mortel porté à cette force qui porte en son sein l’avenir de l’humanité et qui, seule, peut sauvegarder les précieux trésors du passé en les confiant à une société meilleure. Ici le capitalisme dévoile sa tête de mort, ici il concède que son droit d’existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n’est plus compatible avec le progrès de l’humanité.


Rosa Luxemburg
 

[1]. Cette brochure, La Crise de la social-démocratie, est généralement connue sous le nom de Brochure de Junius, d’après le pseudonyme sous lequel elle est parue un an plus tard en 1916.
[2]. Un terrible pogrom se déroule dans la ville de Kichinev les 6 et 7 avril 1903, faisant près de cinquante morts et des centaines de blessés parmi la population juive. Les autorités tsaristes ne sont intervenues que le troisième jour. De violentes campagnes de presse antisémites avaient préparé ce pogrom, qui eut un retentissement international considérable.
[3]. Les troupes allemandes mènent de 1904 à 1908 une guerre d’extermination contre la population héréro dans le Sud-Ouest africain allemand, colonie établie en 1884 et qui correspond à l’actuelle Namibie. Le lieutenant-général Lothar von Trotha (1848-1920), en charge des opérations militaires en 1904, avait donné des ordres explicites visant à la liquidation de toute la population, notamment en canalisant les soldats défaits, mais aussi les familles, dans le désert du Kalahari après en avoir fait empoisonner les points d’eau. On estime qu’au cours de ces quelques années, la population héréro a chuté de 80 000 à 15 000 individus.
[4]. Référence au véritable asservissement par la force de travailleurs pour le caoutchouc dans le bassin de l’Amazone au début du xxe siècle, et notamment sur la rivière Putumayo en Colombie.
[5]. Affluent du Danube sur les rives duquel le front austro-serbe s’est provisoirement stabilisé à la fin de 1914.
[6]. Juin 1848 à Paris, où la fraternité des classes de la révolution de février s’achève par la répression sanglante du soulèvement ouvrier par le général Cavaignac.
[7]. La ville belge de Louvain est occupée par l’armée allemande le 20 août 1913. À partir du 25, suite à une fusillade, les Allemands allument un feu et le laissent brûler pendant trois jours, ravageant une grande partie de la ville. La « cathédrale martyre » de Reims a été largement détruite en septembre 1914 suite à plusieurs bombardements et à un incendie.

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