12 novembre
2014 | Par terrains de luttes (publié sur
Médiapart )
Ce qui
manque au centenaire de la
Grande Guerre en cours de célébration, c’est peut-être
d’abord une forme de gravité. Comme s’il n’y avait plus de place que pour un
discours blasé : massacre, horreur, crime, abattoir, etc., les mots
naguère portés avec tant de vigueur semblent avoir perdu leur capacité
d’émouvoir. D’un côté les représentants du pouvoir s’en tiennent au vieux fond
patriotique usé jusqu’à la corde. De l’autre, la multiplication des émissions,
débats, numéros spéciaux et « événéments » culturels de toutes sortes
semble avant tout mettre la guerre à distance, comme un objet exotique et
lointain.
Il est alors
utile, salutaire peut-être, d’en revenir à la parole de ceux qui vécurent la
catastrophe. Rosa Luxemburg (1871-1919) fut l’une des plus fortes voix du
combat contre la guerre et contre la société qui la rendit possible. Avant
1914, cette intellectuelle marxiste, militante des partis socialistes polonais
et allemand, n’avait cessé de lutter contre la guerre qui venait. Sitôt le conflit
éclaté, elle anime la petite minorité socialiste allemande qui refuse l’union
sacrée (ce que les Allemands appellent à l’époque la « Paix
sociale »). C’est en prison qu’elle passe la quasi totalité de la guerre
et qu’elle écrit au printemps 1915 la brochure dont les lignes qui suivent
reprennent les premières et les dernières pages [1].
Sa virulence contre la trahison du parti socialiste, contre toutes les fausses
raisons de justifier la guerre, est à la hauteur de l’espoir que ce parti
incarnait et que, de son côté, elle refuse d’abandonner. À peine sortie de
prison, Rosa Luxemburg est morte assassinée en janvier 1919, dans la répression
sanglante de la révolution allemande menée par le gouvernement socialiste de
l’époque.
La
scène a profondément changé. La marche en six semaines sur Paris a pris
l’ampleur d’un drame mondial ; le massacre de masse est devenu une
routine, épuisante et monotone, sans en avancer ou en reculer l’issue. La
politique bourgeoise est coincée, prise à son propre piège ; on ne peut
plus bannir les esprits que l’on a invoqués.
Finie
l’ivresse. Fini le vacarme patriotique dans les rues, la chasse aux automobiles
en or, les faux télégrammes successifs, les puits contaminés par des bacilles
du choléra, les étudiants russes jetant des bombes de tous les ponts de chemin
de fer de Berlin, les Français survolant Nuremberg, les violences de la foule
voyant partout des espions, le torrent humain excité par une musique
assourdissante et des chants patriotiques joués à tout rompre dans les
cafés ; les populations de villes entières changées en populace, prêtes à
dénoncer, à maltraiter les femmes, à crier Hourra et à s’élever jusqu’au délire
en faisant courir d’épouvantables rumeurs ; une atmosphère de meurtre
rituel, un air de Kichinev [2]2,
où l’agent de police au coin de la rue était le seul représentant de la dignité
humaine.
Le spectacle
est terminé. Les savants allemands, ces « lémures chancelants », ont
été rappelés à l’ordre par des sifflets depuis longtemps. Les réservistes ne
verront plus de jeunes filles courant le long de leurs convois en criant leur
joie, ils ne salueront plus la foule en souriant joyeusement depuis les
fenêtres de leurs wagons ; ils avancent en silence, leur carton sous le
bras, à travers les rues où la foule vaque à ses occupations quotidiennes avec
un air chagrin.
Dans
l’atmosphère dégrisée de ces journées blêmes retentit un autre chœur : le
cri rauque des vautours et des hyènes sur le champ de bataille. Dix mille
toiles de tente garanties conformes au règlement ! Cent mille kilos de
lard, de poudre de cacao, d’ersatz de café, livrables de suite, paiement
uniquement au comptant ! Obus, tours à usiner, cartouchières, agences
matrimoniales pour veuves de guerre, ceinturons de cuir, entremetteurs pour des
livraisons à l’armée – que des offres sérieuses ! La chair à canon,
embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit en
Belgique, dans les Vosges, en Mazurie, dans des champs de cadavres d’où le
profit sort de terre en abondance. Il s’agit de vite engranger cette récolte.
Par dessus l’océan se tendent des milliers de mains avides de rafler leur part.
Les affaires
fructifient sur des décombres. Des villes se changent en monceaux de ruines,
des villages en cimetières, des régions en déserts, des populations en hordes
de mendiants, des églises en écuries. Le droit international, les traités, les
alliances, les paroles les plus sacrées, les plus hautes autorités, tout est
mis en pièces, chacun vouant l’autre au mépris général : tout souverain,
par la grâce de Dieu, accuse son cousin du camp adverse d’être un imbécile et
un parjure, tout diplomate accuse son collègue de l’autre bord d’être une
infâme fripouille, tout gouvernement accuse l’autre de mener son peuple à sa
perte. Et des émeutes de la faim éclatent en Vénétie, à Lisbonne, à Moscou, à
Singapour ; et la peste s’étend en Russie, et la détresse et le désespoir
partout.
Souillée,
déshonorée, pataugeant dans le sang, dégoulinant de boue – voilà comment se
présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas quand,
vertueuse et tirée à quatre épingles, elle prend le masque de la civilisation,
de la philosophie et de l’éthique, de l’ordre, de la paix et de l’État de
droit, c’est quand elle apparaît telle une bête féroce, un sabbat de
l’anarchie, un souffle pestilentiel répandu sur la civilisation et l’humanité,
qu’elle se montre nue, sous son vrai jour.
[...]
L’actuelle
guerre mondiale est un tournant dans le parcours de l’impérialisme. Pour la
première fois, les bêtes féroces que l’Europe capitaliste avait lâchées sur
tous les autres continents ont fait irruption d’un seul bond en plein milieu de
l’Europe. Un cri d’effroi parcourut le monde lorsque la Belgique, ce précieux petit
bijou de la civilisation européenne, ainsi que les plus vénérables monuments
culturels du Nord de la France,
volèrent en éclats sous le choc d’une force de destruction aveugle. Le
« monde civilisé » qui avait observé avec flegme ce même impérialisme
lorsqu’il vouait des dizaines de milliers de Héréros à la fin la plus atroce,
et qu’il remplissait le désert du Kalahari des cris déments d’hommes assoiffés
et des râles de moribonds [3] ;
lorsqu’il torturait jusqu’à la mort, en l’espace de dix ans, quarante mille
hommes sur le Putumayo par l’entremise d’une bande de chevaliers d’industrie
européens et que le reste du peuple fut battu à en être infirme [4] ;
lorsqu’en Chine, il abandonnait une civilisation vieille comme le monde à la
soldatesque européenne pour qu’elle soit mise à feu et à sang et subisse toutes
les horreurs de la destruction et de l’anarchie ; lorsqu’il étranglait la Perse, impuissante, avec le
nœud coulant toujours plus resserré de la tyrannie étrangère ; lorsqu’à
Tripoli il a courbé les Arabes sous le joug du capital par le feu et par l’épée
tandis que leur civilisation et leurs habitations étaient laminées – ce
« monde civilisé » prend seulement conscience aujourd’hui que la
morsure des fauves impérialistes est mortelle, que leur souffle est infâme. Il
ne l’a remarqué que lorsque les fauves ont enfoncé leurs griffes acérées dans
le sein de leur propre mère, la civilisation bourgeoise européenne. Et encore,
cette découverte perce-t-elle avec réticence sous la forme distordue de
l’hypocrisie bourgeoise, qui veut que chaque peuple ne reconnaisse l’infamie
que dans l’uniforme national de son adversaire. « Les barbares
allemands ! » – comme si tout peuple qui se prépare au meurtre
organisé ne se transformait pas à l’instant même en une horde de barbares.
« Les horreurs des cosaques ! » – comme si la guerre
n’était pas en soi la plus grande des horreurs, comme si l’exaltation de la
boucherie humaine présentée comme un héroïsme dans un journal socialiste à
destination de la jeunesse n’était pas un bouillon de culture d’esprit
cosaque !
Mais la
fureur présente de la bestialité impérialiste sur le sol européen a encore un
autre effet, pour lequel le « monde civilisé » n’a ni un regard
épouvanté ni le cœur tressaillant de douleur : c’est la disparition en
masse du prolétariat européen. Jamais une guerre n’a exterminé dans de
telles proportions des couches entières de population. Jamais, depuis un
siècle, une guerre n’a saisi de cette sorte l’ensemble des grands et anciens
pays civilisés d’Europe. Dans les Vosges, dans les Ardennes, en Belgique, en
Pologne, dans les Carpates, sur la
Save [5],
des millions de vies humaines sont anéanties, des milliers d’hommes sont
frappés d’infirmité. Mais les neuf dixièmes de ces millions de victimes sont
constitués par la population laborieuse des villes et des campagnes. C’est
notre force, notre espoir qui est fauché là quotidiennement en rangs serrés,
comme l’herbe sous la faux. Ce sont les meilleures forces du socialisme
international, les plus intelligentes, les plus instruites, ce sont les
porteurs des traditions les plus sacrées du mouvement ouvrier moderne, et de
son héroïsme le plus intrépide, les troupes d’avant-garde de l’ensemble du
prolétariat mondial – les ouvriers d’Angleterre, de France, de Belgique,
d’Allemagne, de Russie – qui sont maintenant réduits au silence, abattus
en masse. Ces ouvriers des principales nations capitalistes d’Europe sont
précisément ceux qui ont pour mission historique d’accomplir le bouleversement
socialiste. C’est seulement d’Europe, c’est seulement de ces pays capitalistes
les plus anciens que peut venir, lorsque l’heure sonnera, le signal de la
révolution sociale qui libérera l’humanité. Seuls les ouvriers anglais,
français, belges, allemands, russes et italiens peuvent prendre ensemble la
tête de l’armée des exploités et des opprimés des cinq continents. Quand le
temps sera venu, eux seuls peuvent demander des comptes et exercer des
représailles pour les crimes séculaires du capitalisme envers tous les peuples
primitifs et pour son œuvre d’anéantissement sur l’ensemble du globe. Mais la
progression et la victoire du socialisme exigent un prolétariat fort, capable
d’agir, instruit, des masses dont la puissance réside aussi bien dans leur
culture intellectuelle que dans leur nombre. Et ce sont précisément ces masses
qui sont décimées par la guerre mondiale. Des centaines de milliers d’hommes,
dans leur jeunesse ou dans la fleur de l’âge, dont l’éducation socialiste, en
Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne et en Russie, était le produit
d’un travail d’agitation et d’instruction de dizaines d’années, et d’autres
centaines de milliers qui, demain, auraient pu être gagnés au socialisme,
tombent et tuent misérablement sur les champs de bataille. Le fruit de dizaines
d’années de sacrifices et d’efforts de plusieurs générations a été détruit en
quelques semaines. La fine fleur des troupes du prolétariat international a été
coupée à la racine.
La saignée
de la boucherie de Juin [6]
avait paralysé le mouvement ouvrier français pour une quinzaine d’années. La
saignée du carnage de la
Commune l’a encore retardé de dix ans. Ce qui a lieu
maintenant est un massacre de masse sans précédent qui réduit toujours plus la
population ouvrière adulte de tous les principaux pays civilisés aux femmes,
vieillards et infirmes. C’est une saignée qui menace de faire perdre tout son
sang au mouvement ouvrier européen. Encore une telle guerre mondiale et les
perspectives du socialisme seront ensevelies sous les décombres amoncelés par
la barbarie impérialiste. C’est bien plus grave que l’ignominieuse destruction
de Louvain et de la cathédrale de Reims [7]7. C’est un attentat, non à la civilisation
bourgeoise du passé, mais à la civilisation socialiste de l’avenir, un coup
mortel porté à cette force qui porte en son sein l’avenir de l’humanité et qui,
seule, peut sauvegarder les précieux trésors du passé en les confiant à une
société meilleure. Ici le capitalisme dévoile sa tête de mort, ici il concède
que son droit d’existence historique a fait son temps, que le maintien de sa
domination n’est plus compatible avec le progrès de l’humanité.
Rosa
Luxemburg
[1]. Cette
brochure, La Crise
de la social-démocratie, est généralement connue sous le nom de Brochure
de Junius, d’après le pseudonyme sous lequel elle est parue un an plus tard
en 1916.
[2]. Un
terrible pogrom se déroule dans la ville de Kichinev les 6 et 7 avril
1903, faisant près de cinquante morts et des centaines de blessés parmi la
population juive. Les autorités tsaristes ne sont intervenues que le troisième
jour. De violentes campagnes de presse antisémites avaient préparé ce pogrom,
qui eut un retentissement international considérable.
[3]. Les
troupes allemandes mènent de 1904 à 1908 une guerre d’extermination contre la
population héréro dans le Sud-Ouest africain allemand, colonie établie en 1884
et qui correspond à l’actuelle Namibie. Le lieutenant-général Lothar von Trotha
(1848-1920), en charge des opérations militaires en 1904, avait donné des
ordres explicites visant à la liquidation de toute la population, notamment en
canalisant les soldats défaits, mais aussi les familles, dans le désert du
Kalahari après en avoir fait empoisonner les points d’eau. On estime qu’au
cours de ces quelques années, la population héréro a chuté de 80 000 à
15 000 individus.
[4]. Référence
au véritable asservissement par la force de travailleurs pour le caoutchouc
dans le bassin de l’Amazone au début du xxe siècle, et
notamment sur la rivière Putumayo en Colombie.
[5]. Affluent
du Danube sur les rives duquel le front austro-serbe s’est provisoirement
stabilisé à la fin de 1914.
[6]. Juin
1848 à Paris, où la fraternité des classes de la révolution de février s’achève
par la répression sanglante du soulèvement ouvrier par le général Cavaignac.
[7]. La
ville belge de Louvain est occupée par l’armée allemande le 20 août 1913.
À partir du 25, suite à une fusillade, les Allemands allument un feu et le
laissent brûler pendant trois jours, ravageant une grande partie de la ville.
La « cathédrale martyre » de Reims a été largement détruite en
septembre 1914 suite à plusieurs bombardements et à un incendie.
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